L’article est à retrouver dans Le Bonbon Nuit.
C’est la rentrée, et avec elle, les promesses d’une inscription au fitness, de diminuer le Beaujolais, d’arrêter de scroller pendant 2h des tutos make-up, des conseils de méditation bouddhiste ou des vidéos de chatons qui font du ski, commencer Proust, ne plus s’endormir devant la dernière débilité Netflixienne et s’attaquer à la filmo d’Ozu, bref, un tas de connerie que l’on ne fera jamais. En marqueur de cette nouvelle année 2024, et à l’image de ce que l’on aime défendre dans ces pages – un cinéma libre, indépendant, parfois déroutant, mais indispensable à la survie d’un art de plus en plus sclérosé par les conventions financières et politiques, en ce mois de janvier, nous allons parler de deux mastodontes et grosses claques de Cannes 2023, son Grand Prix et la déflagration « La zone d’intérêt » de Jonathan Glazer et le dernier Todd Haynes « May December », puis deux films à l’ambition moindre mais à la réussite implacable, le majestueux « L’homme d’argile » et la dureté d’un portrait d’une femme paumée avec « Animal ». Bonne année à tous les cinéphiles.
- Travail de masse : ANIMAL
Kalia, la plus expérimentée des animatrices d’un hôtel all-inclusive en Grèce à vieux allemands en claquette-chaussette, se réjouie de cette nouvelle saison en approche, de nouvelles fleurs viennent rejoindre les rangs de son équipe d’animation pour faire danser, chanter, et marrer des grabataires en pleine retraite. L’avant-scène, c’est la joie et les rires, l’alcool, partout, tout le temps, la teuf ininterrompue et une communauté qui s’écoute et se soutient. La réalité en sera tout autre, et le réveil de Kalia d’autant plus brutal. Car avant le show, l’arrière-scène filmée magistralement par Sofia Exarchou ce sont des corps nus meurtris par un travail à la chaîne, des bleus, des plaies refermées à l’agrafeuse, un épuisement du corps et des têtes que peine à cacher le maquillage, des silences qui disent tout, des regards égarés, paumés, une fatigue et une solitude qui bouleversent. Et Kalia, prisonnière de cette machinerie capitaliste du fun qui n’y arrive plus, et s’effondre. Un portrait réaliste et poignant qui renvoie finalement à toute forme de travail forcé, briseur de rêve et de vitalité, c’est très fort.
En résumé : Exarchou arrive par un réalisme glaçant à filmer le portrait d’une femme qui rêvait d’être libre et artiste, et finit prisonnière de la fête à tout prix dans un tourisme de masse consumériste en blafard vampire, suceur de vitalité. Poignant. 4/5
« Animal » de S. Exarchou – sortie le 17 janvier
- Dopplegänger : MAY DECEMBER
Un Todd Haynes en très grande forme qui revient avec une comédie absurde qui se pourfend dans une vacuité de l’âme, une médiocrité ambiante téléfilmesque dont il s’amuse à détourner les codes, plein de sarcasme et une pointe de narquoiserie. Nathalie Portman y joue son meilleur rôle depuis…le début de sa carrière, une actrice de seconde zone (le choix de Portman n’est donc pas anodin), Elizabeth, qui en préparation de son prochain rôle vient passer une semaine avec celle dont elle jouera le personnage, Gracie (jouée par la merveilleuse Julianne Moore) qui eut une relation amoureuse avec un adolescent de 13 ans, il y a des années. Ce même ado, Joe, devenu aujourd’hui son mari. Elizabeth veut s’imprégner de Gracie, et un jeu de mime délirant et jouissif s’installe lorsque Portman se grime en Moore sur des détails, une position de mains, une intonation de voix, un rictus identique. Jusqu’à ce qu’Elizabeth couche avec Joe dans un élan jusqu’au-boutiste démesuré, drainant avec lui conflit et jalousie. La fin est à l’image du film, burlesque et formidablement malaisant, lorsque l’on découvre le résultat de ce long-métrage, un navet mal interprété. Un film à contre-sens, à la limite du dérapage, mais d’une efficacité narrative époustouflante.
En résumé : Un Todd Haynes joueur, à contre-courant, jouant avec ses actrices (Moore/Portman), avec la médiocrité ambiante d’une époque qui n’a finalement plus grand chose à raconter. Vraiment formidable. 4,5/5
« May December » de T. Haynes – sortie le 24 janvier
- Hors-champ : LA ZONE D’INTÉRÊT
Quoi qu’il en soit, le dernier film de Jonathan Glazer ne laissera personne indifférent. L’on peut entendre la critique négative qui s’agace d’une nouvelle « esthétisation » de la Shoah et un film très « festival » cherchant le coup de force à la Haneke. Mais notre opinion se trouve à son opposé, celui d’être absolument bouleversé par l’immensité d’un film qui nous dépasserait presque, cette capacité d’installer pendant plus de 2h le hors-champ au centre du film, oblitérer l’horreur visuelle pour laisser notre imaginaire sordide créer des plans que Glazer ne filmera jamais. Et ce tunnel, propre à tout le cinéma de Glazer (de Sexy Beast à Under the Skin), ce pont générationnel entre 39-45 et aujourd’hui qui martèle l’absence de compassion humaine, la normalité de l’horreur, nos regards qui se détournent des massacres, Auschwitz et son musée, et nos yeux aveugles qui ne regardent plus, qui acceptent en silence l’effroyable. Il y a aussi un travail magistral sur le son, les hurlements et les bruits de mitraillettes entrecoupent les rires d’enfants, l’ouverture et cette vocifération stridente, mais également sur le cadrage, travellings et plan-fixes appuyant encore un peu plus la sidération qui nous gagne. Un coup de maître.
En résumé : Il est l’un des films les plus importants de l’année (déjà), la puissance du hors-champ, ce tunnel générationnel et son acceptation de l’horreur rend le dernier film de Jonathan Glazer un indispensable à voir de toute urgence. 5/5
« La zone d’intérêt » de J. Glazer – sortie le 31 janvier
- Émerveillement : L’HOMME D’ARGILE
Il y a cette ruralité filmée comme un Rembrandt, cette lumière dorée de coucher de soleil qui inonde la beauté passéiste d’un immense manoir abandonnée. Il y a Raphaël, son gardien, et sa mère acariâtre dans le logis adjacent. Raphäel, être démesurée aux mains calleuses rappelant le grand Michel Simon, un œil en moins, bardé d’un cache-peau. La quiétude d’une vie sans surprise, jusqu’à l’arrivée tonitruante de la modernité dans cet écrin anachronique : Garance Chaptel, propriétaire des lieux et artiste contemporaine, performeuse à la Marina Abramovic. Elle verra en Raphaël l’objet de son futur projet, une bête qu’elle fantasme, dessine, puis sculpte à l’argile. Raphäel ressent pour la première fois un sentiment encore inconnu, de l’amour pour cette femme qui semble le désirer et le comprendre. Mais par une forme de condescendance artistique et prétentieuse, pour Garance, il n’est qu’une utopie d’artiste, un objet fascinant, un beau-bizarre qu’elle va utiliser, puis jeter. Premier long-métrage de Anaïs Tellenne, et quelle réussite, quelle maitrise sidérante dans l’ajustement de sa photographie à son cadre, à sa direction d’acteur, à un sens du rythme qui ne laisse jamais une seconde d’essoufflement, et saisit au cœur jusqu’à sa conclusion finale. Un superbe premier film français.
En résumé : Œuvre magistrale qui restera sans conteste comme l’un des plus beaux films français de l’année, une belle et à sa bête contemporaine qui émerveille et bouleverse. 4,5/5
« L’homme d’argile » de A. Tellenne – sortie le 24 janvier