Comme toute vocation, elle a un commencement. Pour Alain Carrazé, la télévision a été un refuge adolescent, un compagnon de route pour assouvir sa passion du fantastique et de la science-fiction. « J’avais très peu d’accès culturel dans ma jeunesse. Le cinéma de science-fiction m’était interdit par mes parents, c’était un genre mal perçu, les Marvels sont arrivés bien plus tard. Par contre, quand des séries comme Voyage au fond des mersou Au cœur du temps ont débarqué, j’ai tout de suite accroché ». C’est instantanément et sans réfléchir que Alain Carrazé m’évoque Le Prisonnier, catalyseur d’une future lubie. Diffusé par l’ORTF en février 1968, elle marquera à jamais sa vie adolescente. « . A cette époque, j’étais parti avec ma mère en vacances à la montagne, le prisonnier passait le dimanche après-midi et il m’était alors impossible de le regarder. J’ai demandé alors à mon père d’enregistrer au magnétophone les dialogues des épisodes tout en me commentant l’action à l’image ! Tu vois le malade ? ».
Sans jamais imaginer une seconde pouvoir vivre de sa passion, c’est par l’écriture qu’il commence à s’immiscer dans le journalisme avec son « Star and space magazine » (NDLR : pour Star trek et Space 1999) petit fanzine autoproduit dans son lycée. Il se définit modestement comme un bon « vulgarisateur » mais c’est bien lui qui fut le tout premier à parler, à défendre la série en France, en bon « Don Quichotte » comme il aime se définir avec notamment Destination séries sur Canal Jimmy. « Si ça ne tenait qu’à moi, je n’aurai jamais présenté Destination série chez Jimmy. Je n’ai pas eu le choix, c’est Michel Thoulouze (producteur des nuls, créateur de la chaîne) qui m’a mis devant le fait accompli, je n’avais pas le choix. Devant les caméras je suis pétrifié d’horreur ». Un mal pour un bien dirons-nous.
Aujourd’hui à la tête d’une petite société fructueuse 8-Art City, il propose des services de consulting, de réalisation de reportages, d’interviews ou encore d’organisation d’événementiels, notamment au Comic Con. Malgré le grand pas en avant de la France les préjugés ont la dent dure. « Bon nombre de fois on m’a demandé de venir sur les plateaux télés déguisé comme un personnage de série… Les medias ont trouvé un nouvel angle, sériphile n’est plus égal à fan mais à addicte, accroc ». Il n’empêche que le boulot n’a (toujours) pas pris le dessus sur le plaisir, le rituel n’a pas changé, la lassitude de découvrir la dixième série de J.J.Abrahams toujours pas déclenchée. « Il y a comme un cérémonial, toujours sur ma télévision jamais sur un écran d’ordinateur, moi dans mon canapé, au calme et je ne me lève aux toilettes que pendant les interruptions publicitaires. Et évidemment, ma dégustation est hebdomadaire, là réside tout le plaisir ! Sinon un cliffhanger en fin d’épisode n’a plus lieu d’être ».
Et The Wire Mr Carrazé ? « Chiant ! ». Terriblement agacé par l’abréviation « meilleur série de tous temps » pour une production qui n’a pas marché sur HBO, il nous explique pourquoi The Wire l’emmerde profondément. « Elle n’est pas conçu comme une série et c’est son problème principal. Oui mais ça se regarde par paquets de 5 épisodes, oui mais regarde, le 23èmeépisode il est génial, il faut attendre la troisième saison pour que tout prenne son sens : non ! Une série ne fonctionne et ne fonctionnera jamais comme ça. Mais il est vrai qu’elle mérite un investissement total pour se l’approprier. Pour l’instant, j’en ai aucunement l’envie ».
Jamais tenté par une aventure derrière l’écran, « je n’ai pas de talent d’auteur, encore moins de réalisateur », il se félicité de l’animosité positive autour des séries et d’un futur qu’il voit radieux. «Les gens qui baignaient dans les séries il y a 15/20 ans sont désormais aux commandes. Je suis très optimiste, que ce soit en terme de diffusion ou de création ». Etre sériphile au XXIème, ce n’est ni porté des bas rouges, ni être boutonneux à lunettes, c’est être contemporain d’une époque qui bouge, par la passion réside la légitimité, et être fier d’en être.
Quelle est l’origine de votre : passion, quand, comment et avec quelle série ?
Le prisonnier. Spontanément, sans réfléchir, le prisonnier. J’ai toujours été passionné par la science fiction et le fantastique. J’avais très peu d’accès culturel dans ma jeunesse. Le cinéma de science-fiction m’était interdit par mes parents c’était un genre mal perçu et toujours projeté dans les petites salles de banlieue mal famées. Les Marvels sont arrivés bien plus tard. Donc j’ai trouvé dans la télévision, un refuge. Et quand des séries comme Voyage au fond des mers ou Au cœur du temps, j’ai tout de suite accroché. En a découlé une curiosité forte pour Chapeau, melon et bottes de cuir par exemple, série très imaginative mais jamais de série cul-cul genre Flipper (rires). Progressivement les séries ont débarqué sur les grandes chaînes et en prime time comme Mission Impossible et là, le format m’a vraiment stupéfait. Mais en effet, si l’on devait en retenir une seule, c’est en 1968 avec Le prisonnier. A cette époque, j’étais parti avec ma mère en vacances à la montagne, le prisonnier passait le dimanche après-midi et il m’était alors impossible de le regarder. J’ai demandé alors à mon père d’enregistrer au magnétophone les dialogues des épisodes tout en me commentant l’action à l’image ! Tu vois le malade ? Mais j’ai toujours eu une âme de Don Quichotte, dès qu’une forme d’art est méprisée, moi ça m’intéresse. Les comics américains, à l’époque, c’était honteux de lire ça. Je me suis ramassé une taule au baccalauréat de français d’ailleurs avec ma dissertation sur le mythe du héros dans les bandes dessinées…J’étais dégoutté.
A partir de quand avez-vous décidé d’en faire votre vie ? Le passage de la vision fanatique de la série à celle plus « professionnelle » ?
Jamais je n’ai imaginé que je pouvais en faire mon métier, mais pas une seule seconde. Ca a été une suite de circonstance et de rencontres. J’ai monté un fanzine en 1977 qui s’appelait « Le star and space magazine » (ndlr : pour star trek et space 99 ) sur les séries télés de science fiction. C’était une passion et je n’ai jamais eu un plan de carrière. Par contre, j’ai toujours eu envi de défendre la série et je pense avoir le « don » d’être un bon vulgarisateur. Moi ce qui m’intéresse c’est de convaincre les gens qui s’en fichent et de trouver les bons arguments pour les faire jeter un oeil. Au passage, si ça ne tenait qu’à moi, je n’aurai jamais présenté Destination série chez Jimmy. Je n’ai pas eu le choix, c’est Michel Toulouse* qui m’a mis devant le fait accompli, je n’avais pas le choix. Devant les caméras je suis pétrifié d’horreur.
On peut parler de sériphile mais lorsque l’on compare ou cinéphile, il y a un côté ingrat et vulgaire, ça évolue mais c’est toujours d’actualité…
Etre cinéphile c’est normal, dévorer des bouquins tout autant mais s’intéresser à la télévision ça a été honteux et infantile pendant un grand moment. Il n’y a pas de sous art. En France, on a longtemps parlé de fan et non de journaliste. Et bon nombre de fois m’a demandé de venir sur les plateaux télés déguisé comme un personnage de série. Puis, dans les années 90, on a découvert que l’on avait 20 ans de retard. Maintenant, il y a l’effet « kiss cool » grâce à l’accès généralisé de la série et plus personne n’ose dire que le genre entier est de la merde. Par contre, les medias ont trouvé un nouvel angle, sériphile n’est plus égal à fan mais à addicte, accroc. Avec l’image du mec aux yeux rouges qui passe le week end devant sa télé. Ce n’est pas une drogue non, c’est une passion. Et ça m’énerve souverainement.
Quel est votre mode de dégustation de la série, vous êtes plutôt hebdomadaire, l’attente de la semaine ou alors se taper la saison en 2 jours ?
Je défends complétement la dégustation hebdomadaire. Si tu regardes tout d’un coup, tu regardes un film. Ce n’est pas conçu ni pensé pour ça. A 2 3 exceptions près, une série c’est fait épisode après épisode. Avant tout, la construction narrative est fait pour un rendez vous régulier. Car à ce moment, un cliffhanger en fin d’épisode n’a plus lieu d’être car tu as la réponse deux minutes après. Moi c’est ce que j’ai toujours fait, un épisode par jour. Sinon ça s’appelle un film découpé.
J’ai vécu la fin de Weeds lundi dernier, 8 saisons passées avec ces personnages et ce qui est beau dans la série, c’est de vivre avec ses personnages, d’être intime avec eux, ce qui n’est pas le cas dans un film de 2 heures…
C’est crucial dans une série. Tout le monde s’entend à dire que la force de la série c’est le développement de ses caractères. Le meilleur exemple c’est NYPD Blue qui démarre dès la première scène avec ce flic bourru à deux doigts d’être licencié. Puis on le suit saison après saison toucher le fond, remonter, perdre son fils pour arriver en haut de l’échelle et être gradé. C’est fascinant. Si le scénariste ne fait pas évoluer ses personnages, c’est mort. J’étais avec le créateur de CSI : Las vegas ce matin, il m’a dit martelé « character base », tout sur les personnages.
David Simon en couverture, pas d’évolution dans votre avis négatif sur The Wire ?
Mon avis n’a pas changé : c’est chiant. Mais je reconnais à l’heure actuel que je n’ai ni eu le temps ni l’envi de m’investir dedans. Et je suis persuadé que quand je le ferais, ça va me plaire. Mais ce qui m’agace le plus, c’est sa dénomination de plus grande série de tous les temps. Non, c’est une qui n’a pas marché sur HBO, bancale et et surtout qui n’est pas conçu comme une série et c’est bien ça son problème principal. « Oui mais ça se regarde par paquets de 5 épisodes », « oui mais regarde, le 23èmeépisode est génial », « il faut attendre la troisième saison pour que tout prenne son sens ». Non, une série n’est pas pensée comme ça.
Il n’y a jamais chez vous une forme de lassitude et notamment à regarder la dixième série identique de J.J. Abrahams ?
Je découvre toujours des choses formidables. Au détour d’un visionnage, d’une série française américaine anglaise, il y a toujours un truc formidable. L’année dernière, Homeland, super gonflé, super série. En France, pareil. La dernière saison de Engrenage est de très haute volée. j’essaye au maximum de ne pas être blasé.
Parler de dépendance chez un cinéphile est-il vraiment insensé ?
Je comprends très bien que la fin d’un Desperate Housewives d’un Battlestar galactica puisse marquer les gens et que l’on se sente un peu déprimé. Moi c’est différent. Je ressens la série. Il y a comme un cérémonial, toujours sur ma télévision jamais sur un écran d’ordinateur, moi dans mon canapé, au calme et je ne me lève aux toilettes que pendant les interruptions publicitaires. Quand c’est vraiment remarquable, je suis touché mais je passe rapidement à autre chose simplement parce que c’est mon boulot et je suis toujours à la bourre.
Découvrir une série reste toujours un plaisir ? Ou le travail prend malheureusement le dessus ?
C’est la rançon de la « gloire ». On a voulu monter une structure qui marche (ndlr : consulting, reportages télévisions, animations en festival chez 8 art city). J’essaye de ne pas tomber dans le côté obscur et devenir un business man sans sentiments. Je le fais à la fois par professionnalisme mais j’y prends tout de même un malin plaisir. J’ai toujours réussi à me passionner. Par notre plaisir, nous pouvons mieux analyser. Mais je n’ai jamais été sous une contrainte quel qu’elle soit. Il m’arrive encore aujourd’hui, comme tout le monde, de lutter contre le sommeil alors que l’on doit être levé à 7 heures le lendemain matin pour finir mon épisode. Un exemple simple, j’ai 2 lignes à écrire dans Télé 2 semaines. Il me suffirait de deux trois épisodes pour le pitcher et dire ce que j’en pense. Mais non, je regarde toute la saison dès que j’ai un minimum de plaisir. Je n’ai aucune obligation pour ces 2 lignes. Je le fais par pur plaisir.
Il y a des exceptions toute de même, parfois dès le pilote, on sait que c’est déjà fini, Terra nova par exemple. Ou alors que tout est dans le pilote…
Exactement, et j’appelle ce phénomène l’effet The Nine. Ca fait râler tous les attachés de presse. Toute l’histoire est dans le pilote, et on se demande bien ce qu’ils vont raconter dans le deuxième. Et bien rien. Flashforward, The Event, Alcatraz, tu as des nombreux exemples. Revolution, ça sent l’effet The Nine !
Vous n’avez jamais été tenté par participer, créer une série ?
Jamais, car je n’ai pas de talent d’auteur, encore moins de réalisateur. Je n’en ai pas la carrure ni la force. Et le pire, c’est que si je me lançais, je me dirais que beaucoup ferait mieux que moi. De plus, je serais totalement influencé, ne serait ce que inconsciemment, par tout ce que j’ai vu.
En terme de création, je suis de plus en plus optimiste car les gens qui baignaient dans les séries il y a 15/20 ans sont désormais aux commandes. Pour ce qui est du moyen de diffusion, il ne faut pas se cacher le téléchargement illégal a permis une accessibilité accrue et un développement en France de la série. Mais ce n’est en rien une solution. Il y a le replay, la SVOD mais les prix restent trop chers. Et ce que l’on conseille aux chaînes, c’est un abonnement par mois pour une offre totale, toutes les saisons d’une même série par exemple, tout comme Spotify avec la musique. Mais ne pas oublier qu’il y a deux publics, celui du Mentalist sur TF1 et ils sont 7 millions, et celui qui veut sa série sous titrée le lendemain de la diffusion américaine. Et le problème est de jongler avec ces deux publics. En tout cas aujourd’hui, toutes les chaînes ont leur catalogue série, la visibilité de la série est acquise et sera de plus en plus importante avec des investissements conséquents.