Festival de Cannes 2021

Chronique cannoise #1 – Premiers pas, bourgeoisie et grosse claque dans la tronche 

Il y a forcement de l’excitation de retrouver l’éloquent festival de Cannes après son absence forcée de l’année dernière, un sentiment non retenu de joie d’enfin retrouver un public en masse, les rires exagérées et pleurnichardes dans le coude en salle, les débats enflammés et bourrées des terrasses adjacentes. Et pourtant, la retenue est forcément de mise avec un protocole sanitaire excluant (pass sanitaire obligatoire ou réalisation d’un test PCR toutes les 48 heures), et cette question qui balayera toute cette quinzaine de la légitimité d’un tel événement, avec un fort ressentiment d’entre-soi, toujours présent à Cannes mais qui, dans un tel contexte, se voit grandement majoré. En effet, l’image d’une « hyper » élite qui s’émeut et l’étale, en profitant de test PCR gratuit en abondance, pendant que le monde s’enfonce dans le chaos sanitaire pose question. Sans jouer le démagogue ou le peine à jouir de service, il est je trouve important de s’en interroger. Hors Covid, une autre décision passée presque inaperçue mais de grande valeur idéologique, l’exclusion des plates-formes de streaming des sélections. De premier abord, j’applaudis le beau doigt d’honneur. Avec un peu de recul, une nouvelle question se pose sur l’écart entre la vision idéalisée du cinéma, voire bourgeoise, que représente Cannes et la réalité du marché dominée par le streaming qui écrase peu à peu l’équilibre précoce de nos salles. Au lieu de repenser le cinéma, ou tenter de l’accorder avec ces nouvelles réalités, même peu réjouissantes, on l’isole, au risque de n’intéresser plus qu’une petite fourmilière ego-centrée. Alors feu pour Cannes 2021, sans l’embarras d’une excitation pucelle, ni un mépris anti-naïf, j’essayerai de trouver les mots justes, avec l’aide de rencontres, d’interviews éclairs, de mes ressentis probablement excessifs, de mon humour suintant, de mes analyses de fin de nuit pas toujours brillantes, mais espérons le, pas trop débiles. 

Chaque jour, les projections s’enchaineront à un rythme de toxicomanie cinéphile (3 voir 4 films par jour), le soleil va taper les rétines, mon bronzage agricole se dessinera au fil des attentes interminables, la plage mon air de repos, quelques siestes imméritées entre cagoles aux bouches douteuses et chicha local, le sable qui gratte entre des orteils mycosées, et des nuits forcément trop courtes : du lourd. Après cette merveille de croque-monsieur du bar TGV, il est temps de rejoindre la terre promise, le soleil pleine gueule, et déjà une odeur de sueur poisseuse à la sortie du train. C’est déjà la sixième fois que je m’impose ce délire très étrange, une sorte de fusion geeko-intello-bling-bling hyper chelou, où les loseurs de l’obscur deviennent des rois à badge le temps d’une quinzaine, toute la dégueulasserie prétentieuse et capitaliste du cinéma s’entrechoque avec l’intelligence et l’humilité de gens talentueux, le chic, l’immonde, tout est faux, et pourtant les films sont souvent vrais, un mélange improbable, étrangement drôle. Les premiers pas en ville renvoient une image bien différente des années précédentes : beaucoup moins de monde, des terrasses dégarnies, une atmosphère sans frénésie ni excitation électrique, tout est plus calme, comme un gamin puni au bout de la table, masqué et en silence. Le Covid a jeté un gros coup d’extincteur réfrigérant sur Cannes. Mais là n’est pas l’essentiel. Je commence en début d’après-midi avec le documentaire de Charlotte Gainsbourg sur la mama Jane Berkin (Jane par Charlotte). Et c’est une formidable mise en abyme involontaire de mon introduction qui en découle avec cet acte égocentré et nombriliste. Charlotte Gainsbourg tente l’acrobatie de percer sa relation avec sa mère, une relation distante, souvent absente. C’est vain, tout paraît forcé, souvent vide de sens, la caméra est trop présente, souvent mal positionnée, abusant du zoom et baigné de clichés bourgeois. Il y a certes quelque moments d’humanité, plus naturels, universel. Mais trop peu pour accrocher ce film de famille à la fois trop intimiste et trop distant à la fois, jamais au bon endroit. Levée depuis 6 heures du matin, à peine commencé que je suis déjà épuisé. Mais je ne voulais pas en rester là, et abandonner l’idée de découvrir le nouveau film de mon protégé Nadav Lapid, Le genou d’Ahed.Après l’extraordinaire « Synonymes », ours d’or de Berlin en 2019, Lapid va plus haut, plus fort. Je ressors complètement groggy de cette séance de rattrapage, comme tabasser par un gitan édenté, la lèvre qui tremble et le fion qui claque. La dernière demi-heure d’une intensité et d’une force inouïe achève l’heure et demi précédente déjà brillante par sa mise en scène. Lapid retourne tous les codes du cinéma contemporain, pour créer une œuvre originale, unique, un balai insensé du regard et de la perception. Ce pamphlet antisioniste fracasse à deux mains la censure israélienne, son éducation militaire et sectaire, la perversité, le malin de son idéologie. Quelle claque.

Bordel, il est déjà 21h30. Je n’ai même pas vu le ciel bleu, ni même mon Pisco Sour du San Telmo. Que faire ? Rentrer et mourir en silence dans un sommeil tapageur de ronflements grotesques, ou sortir, et tenter le diable à queue pointue ? La suite dès demain

Chronique cannoise #2 – Dr Martens à la plage, liberté et émancipation féminine

Mon grand âge dépassant la trentaine me permet allègrement de tenir des propos de vieux cons passéistes. Pas de Baron, pas de Silencio, plus de plage Magnum ni de villa Schweppes. Le Nomade lui survit toujours, coproduit par L’Agence Cartel et Le Perchoir, sur le roof du Five Seas Hôtel face au Palais du Festival. Les rues sont dénudées, les restaurants moins bruyants. L’alcool semble plus léger, la bouffe plus plombante. L’heure avance, et c’est la fatigue qui me terrasse. Il était un temps où je courrais le carton d’invitation. Il est désormais l’heure d’une résignation mesurée, parfaitement acceptée. Un réveil sans mal de crâne, à Cannes. J’assume. 

Le réveil semble doux, d’une passivité presque rassurante. Il est pourtant 8 heures du matin, et tout semble apaisé. Mes pas me guident vers le Palais des festivals pour découvrir le dernier film de Joachim Trier, Julie (en 12 chapitres).Je me suis toujours battu contre le diktat social de l’heteronormativité, la loi naturelle imposant à chaque femme cette horloge que l’on décrit comme biologique, alors qu’elle nait simplement d’une pression désormais uniquement sociale et non survivaliste. Trier, malgré des longueurs et une mise en scène convenue, film avec intelligence et finesse le portrait de Julie, une femme libre, moderne, qui tente inlassablement de s’échapper de la case de future mère qu’on lui impose. Elle aime, puis quitte, veut être psychologue puis photographe, elle détruit, reconstruit, et cette liberté affichée dégage une force agenrée, universelle, de soif de vie. Le propos pour moi dépasse la réalisation trop plan-plan pour décoller. Il est je crois nécessaire de ne jamais oublier que nous sommes bien les seuls garants de nos vies, que nos décisions nous appartiennent et ne doivent jamais être dictées par un contexte, un amour, des amis, une famille. A peine le temps d’enfiler 3 pancakes à 14 euros, que le ventre écœuré, je me rends à une nouvelle projection, le film de Saleh Haroun, Lingui, durant laquelle le boss Spike Lee est venu checker l’équipe en fin de projo. Un signe ? En tout cas, l’écho avec le film de Joachim Trier est terrible. Je parlais de liberté et d’appropriation du corps et de ses décisions, Lingui livre quant à lui son parfait opposé. Au Tchad, une jeune fille de 15 ans tombe enceinte. Le patriarcat idéologique et religieux écrasant la société tchadienne emprisonne le corps des femmes par un avortement illégal et une soumission spirituelle écrasante. Mais une révolte sourde est en marche, les liens sacrés (traduction littérale de Lingui) sont ici n’ont pas la famille qui elle, bannit les femmes enceintes hors mariage, mais bien la force de ces femmes, qui, par courage se battent, s’entraident, espérant qu’un jour, cette révolte aujourd’hui sous-terraine soit plus audible. Épuré, dardenien dans la caméra, Haroun est juste, et ressortira probablement avec un prix. 

Bordel, je l’avais pourtant écrit hier. Pourquoi les Dr Martens sur la plage ? La godasse remplie de sables et les pieds qui grattent, j’enchaîne une troisième projection, la présentation du film d’animation d’Ari Folman Where is Anne Frank en hors-compétition. La question que l’on peut raisonnablement se poser après ce film : un non-sens peut-il être sauver par la forme ? La musique est sublime, le dessin tout autant, la poésie qui en découle est juste, et belle. Mais le sens lui, est difficilement pardonnable. Folman fait une comparaison frontale et sans distance entre les réfugiés d’Europe occidentale et la Shoah, tentant au combien laborieusement d’y voir un quelconque parallélisme vaporeux. L’image ne peut donc remplacer le fond, ou du moins le soustraire totalement. Et malheureusement, Valse avec Bachir du même réalisateur, était d’un autre niveau, surtout d’écriture et de force politique. Là, elle est niaise, démagogique. 

Je prends un risque avec le nouveau film d’Eva Husson, Mothering Sunday après la croûte sidérale de 2018 « les filles du soleil ». Moins pire que prévu. Mais le constat est assez terrible : après le film de Lapid d’hier, tout paraît d’un autre âge. Cette influence est peut-être donc néfaste mais quel ennui cette amourette costume. Une fois dépassée cette lourdeur et ces dizaines de tic de mise en scène clichetons, le vrai sujet s’impose et fait décoller – un peu le film : l’émancipation d’une jeune femme prédestinée à être femme de chambre, pour finir en une grande écrivaine reconnue. Son parcours, ses amours et ses deuils qui ont pu construire pas à pas l’écrivaine qu’elle est de nos jours, l’histoire traversant les décennies. Ce n’est malheureusement que trop faible pour enchanter. Anodin. 

Il est 22h. La soirée continue. Mais il est déjà temps d’éteindre mon laptop. Que l’aventure continue. Et la rumeur l’annonce plus festive. A suivre demain.

Chronique cannoise #3 – Nonne en chaleur, gilet jaune et poésie noire

La nuit débute et direction le toit du FIVE Seas Hotel, là où l’ex-top Chef Adrien Cachot devenu roi des branchés comme tous les cuistos sortant de cette émission, s’occupe de la carte. Ce sont les nouvelles stars éphémères d’un Paris qui s’éteint, et qui va bouffer en terrasse. A mon époque (phrase de vieux con), on vénérait les DJ et les groupes, maintenant c’est les chefs. Drôle d’évolution. Je rencontre Alfred, un chanteur et compositeur français qui m’était inconnu. Il sort son premier album le 27 août, « le temps qui passe », et m’accueille en fin de showcase pour discuter quelques minutes. Baigné par Chopin et de culture cinéphile tout gamin, il construit ses compositions dans un mixte improbable de musique française, hip hop et mélodie classique au piano, sa voix parfois vocodée. Quand je lui parle de musique de film, il me dit ne pas encore être prêt. Ses textes sont eux bien loin d’une quelconque dénonciation sociétale ou politique, mais plutôt une auto-thérapie par l’écriture, sa manière d’exprimer ses émotions les plus profondes. Je vois pleins de sosies de célébrités, mais en moche évidemment. J’adore ce jeu, surtout à Cannes. D’ailleurs, ça m’agace cette manie de la chasse aux stars par certains journalistes cinéma, oubliant souvent le fond pour un selfie bien cadré. Aller écouter le vide de Matt Damon plutôt que d’écumer les sélections parallèles. Faire les conférences de presse poser les mêmes questions, pour mieux prendre la bonne photo Instagram. Ça me fatigue. Nous allons d’ailleurs discuter de ce sujet, et bien d’autres, demain avec Yal Sadat, journaliste au Cahiers du cinéma, et Laure Vermeersch de l’ACID. On m’a promis une fête « avec des gens du cinéma » dans une villa. Hyper excité. Mais putain, je n’ai plus le rythme. Je suis vieux. Un peu chiant je crois. je n’arrive même pas à tenir le prochain SMS avec l’adresse. Que je m’effondre. Il est 23h. Flippant. 

La course reprend dès 8h30 avec le tant attendu Benedetta de Paul Veroehven. Je ne cache pas ma déception, moi qui m’attendait à une vague épidermique, du bouillant, et du pervers. Je me retrouve avec un film bien trop long, parfois drôle, mais souvent grotesque, qui n’arrive jamais à dessiner son chemin propre entre un second degré pas totalement assumé, et un réalisme en carton. Le film décolle par moment, avec quelques envolées géniales, mais ne trouve jamais le bon rythme. Pour rappel, c’est l’histoire d’une nonne qui prétend voir son Jésus chéri partout, s’auto-mutile pour jouer les saintes, et commence à forniquer avec une jeune petite bonne sœur qui débarque. Il y avait de quoi faire mieux de cette histoire vraie. Comme un goût d’inachevé, malgré une excellente Virginie Effira. A vouloir provoquer, choquer, il finit dans un conformisme inattendu. A peine sorti le temps d’un Espresso, et sans aucune transition possible, je me retrouve devant La fracturede Catherine Corsini. Les problèmes soulevés sont connus, un hôpital français publique à l’agonie, un accès à la santé d’urgence digne d’un pays du tiers-monde, nous la France, se targuant du fameux meilleur système de santé au monde, les violences policières, et la fracture justement plus profonde qui divise la population française schématiquement présentée ici par le prolo joué par le fabuleux Pïo Marmaï (meilleur acteur français actuel) et la bourgeoise lesbienne par Valeria Bruno-Tedeschi. Autour de l’humour surprenant qui nait de cette rencontre, c’est surtout l’humanité que dégage le film qui captive, entre infirmières et patients, docteurs et gilets jaunes, les ségrégations sociales s’évaporent le temps d’une nuit aux urgences. Même si Corsini force le trait, il me semble que l’excès fait parti de son parti pris, elle m’a définitivement conquis. Au delà du message attendu, et donc pas le plus intéressant, la mise en scène et l’écriture de personnages forts et attachants, y compris celui de Marina Fois en bobo frigide emportent le film dans un élan de générosité et d’humanisme qui m’a beaucoup touché. Même si je suis très émotif, une bonne publicité Milka et je suis capable de m’effondrer. Donc, face à un écran, je suis bon public niveau émotion. Mais tout de même, j’essaye d’être arbitraire. Et cette Fracture est douloureuse et réconfortante à la fois. Comme un shoot d’Oxycontin dans une plaie béante. 

Putain ça enchaîne. Je vais peter un câble. Mais j’ai un élan de folie, en mode furie cinéphile, incontrôlable excitation culturelle. Je n’arrive pas à me poser. Ni manger. C’est parti pour la quinzaine des réalisateurs avec Murina de Alamat Kusijanovic. Ça consomme du film comme un vilain pop-corn jaunissant, et moi qui critique l’enchaînement abusif des daubes sur Netflix. Pas mieux ici, hormis tout de même la qualité du cinéma proposé. Et toujours cette quête irrationnelle de l’émotion, ne pas passer à côté « du film » qui marquera la quinzaine. C’est bête, mais presque automatisé. Bref, je dérive. Revenons à Murina, littéralement murène en croate. Et c’est une nouvelle opportunité de découvrir un portrait d’une jeune femme, qui tente de s’extirper de la violence et la soumission imposée par un père colérique. Cela détonne avec le cadre somptueux des îles désertes croates, la mer comme principal cadrage, et des scènes de plongées sublimes. La tentative d’appropriation d’un corps, d’une personnalité face à la domination du père. La question de la filiation est aussi soulevée, là encore des thèmes nombreusement approfondies au cinéma. Mais la manière, et surtout l’intelligence du cadrage sort le film d’un ton parfois trop sirupeux. Quel plaisir de voir une nouvelle génération de cinéaste qui, chacun par leur trait tente d’extirper d’une même essence un sens nouveau. 

L’après midi se termine avec le film de Samuel Benchetrit Cette musique ne joue pour personne. Et putain j’ai kiffé. Benchetrit associe tout ce que j’aime, ce petit fourbe. De la poésie à la Jarmush, de la violence froide à la « C’est arrivé près de chez vous » jusqu’à l’humour troisième degré de « Dikkenek ». Hyper bien joués (Macaigne, Kervern, Damiens) si l’on met de côté le pantin Joey Starr qui peine à lire son texte, cette petite merveille acide se déguste avec délice, c’est drôle, fin, et l’écriture de Benchetrit suspend le film dans une zone grise, entre poésie moderne et fait divers régional. Je vois déjà la critique du regard prétencieux et bobo du parisien face à une province forcément laide et ringarde. Ce serait je crois minimiser le film, qui n’est certes pas à un chef d’œuvre soyons clair, mais étrangement une vraie bouffée d’air crade et tabagique au milieu des films anxiogènes qui l’entoure en sélection. Comme cité plus tôt, on pense rapidement à Paterson de Jarmush. Mais à la franco-belge, chauve, en jogging dans le salon à changer l’huile de la friteuse. Tout ce que j’aime.

Chronique cannoise #4 – Train de nuit, purge et filiation

La nuit se poursuit sur la terrasse Nomade du FIVE Seas Hôtel. Big John rode à la porte. On passe, monte au cinquième étage, croise le duo Polo & Pan qui malheureusement ne joue pas ce soir, mais bien l’équipe du Perchoir qui s’en occupe. Ça se regarde, se colle, ça fait claquer la Rolex en l’air, et mes quelques pas de danse sont déjà fatigués, en manque de motivation probablement d’affronter l’inconsistance de la foule. La tête tourne, l’heure passe, et la fermeture sonne le glas. Nouvelle mesure Covid, 2h15 ciao. Et ce n’est pas moi qui vais m’en plaindre. Ça apaise mon réveil. 

Après une grosse panique de porte-feuille, un aller-retour chez les flics pour rien, il fallait bien un petit coup de stress ce matin. Qu’est ce que ce porte feuille foutait dans ma trousse de toilette ? Après une certaine heure, la logique s’ignore. L’idiotie nocturne. Bref, je l’ai retrouvé et je peux courir, et surtout suer comme un porcinet jusqu’à la première projection de 11h, Compartiment 6 de Juho Kuosmanen. Un peu de légèreté dans une sélection officielle souvent plombante par ses sujets, Compartiment 6 raconte la rencontre improbable dans un train de nuit en pleine Russie profonde entre une jeune femme, lesbienne et archéologue, et un russe, d’apparence bien macho, rustre, crâne rasé, bien chargé à la vodka. Tout comme chacune des rencontres qu’elle fera en Russie (elle est d’origine finlandaise), la première est rude, le mec ivre mort l’agressant en la traitant de putain. Pas la meilleure approche. Enfermé dans ce compartiment du train avec lui, elle peut s’imaginer l’enfer. Et pourtant, c’est bien tout l’inverse qui se déroule. Et les codes sociaux s’inversent. L’européen bien portant en saroual avec sa guitare insupportable devient le voleur, le russe alcoolique le protecteur et l’homme de confiance. Et sa carcasse épaisse se craquèle, laisse même deviner quelques larmes, pour devenir un ami, une aventure amoureuse, ou un peu des deux. Sa mise en scène évite toute niaiserie ou raccourcie idiot, et filme avec justesse un road trip initiatique qui sait remettre en question le cliché social, et jugeant. La suite me fait flipper. Hamaguchi revient en compétition après son douloureux Asako 1 et 2 déjà en compétition en 2018. Et qui m’avait pourri une partie de mon après-midi. Je tente le diable avec les 3 heures de Drive my car. A mon éternel regret. Une purge. Interminable accumulation de séquence froide, prétentieuse, sûr-travaillée et forcée, à l’image de son prologue initial exaspérant. De la branlette intellectuelle ego-centrée, déjà défendus par d’hardent critique ne voyant pas à quel point leur vision bourgeoise de pseudo-esthète est déconnectée de la réalité. Cette réalité veut un cinéma vivant, brutal, organique, et qui parle au peuple. Pas ça, par pitié. Je ne m’étendrais donc pas à une analyse vaine.

La fin d’après midi se passe avec Yal Sadat critique aux Cahiers du cinéma, dont ma rencontre sera retranscrite en fin de festival. Et ma soirée avec le nouveau film de Kornél Mundruzcó Evolution, après le très fort « Pieces of a woman » diffusé malheureusement uniquement sur Netflix. Œuvre intimiste, personnelle, elle aborde le sujet de la filiation juive à travers 3 générations (la grand-mère, la mère, le fils). Mais aussi l’antisémitisme à travers les années et ces différentes facettes. 3 générations donc, pour 3 scènes, Evolution est un film certes mineur, mais nécessaire. Là encore, le sujet est brillamment abordé, et Mundruzco se permet comme souvent des intégrations fantastiques dans sa mise en scène très classique, ce qui perturbe, mais surtout pousse la réflexion plus loin par ces métaphores visuelles. La projection terminée, et des nouilles chinoises immondes rapidement avalées, direction l’hôtel 3.14 pour la fête du film justement. Et ca fait peine à voir. Théatre il y a quelques années du Montana à Cannes dans une folie nocturne rare, aujourd’hui vide, habité par un glauquissime casino, seule son rooftop est ouvert pour la soirée. Et mon dieu quelle angoisse. La musique est à minima, même l’open bar n’entraine pas de queue et de nervosité, les gens parlent doucement, correctement. Tout de même, un obèse d’apparence puissant s’entoure de greluches, un rouquin maigrelet drague 3 jeunes françaises habillés chez Cos, un sosie d’Hazanavicius cherche du regard les Barbis bien trop jeunes pour lui. C’est mort, c’est triste, ce n’est pas drôle. J’ai essayé de m’exciter, mais tant de paresse m’a rendu mal à l’aise. Abandon, drapeau blanc, on rentre à la maison. Encore 2 jours à Cannes, et notamment ma grosse attente demain, le dernier film de Serebrennikov. 

Chronique cannoise #5 – Page blanche, vodka et fratrie 

Ce matin, je dors. Tant pis pour le Nanni Moretti qui, a priori, n’est pas en réussite. Et ce, depuis quelques années maintenant. Les ritals ont gagné l’euro, ils n’allaient pas nous sortir en plus une palme d’or sérieux. Par contre, je suis très intéressé par le nouveau film de Mia Hansen-Love Bergman Island. Et c’est formidable. On suit le processus de création et d’écriture d’une scénariste sur l’île de Faro en Suède, là où Ingmar Bergman a vécu et filmé la majorité de ses films. A travers ce fantôme omnipotent, l’évolution imaginative d’un tel travail intellectuel est mise en scène brillamment, de la page blanche qui inquiète, à l’idée qui naît (« une robe blanche ») pour finir par la fusion de l’écrivain avec son personnage, troublant ainsi la frontière entre réalité et fiction. C’est fascinant, hyper juste, et les paysages de printemps de cette île suédoise isolée du monde, et forcément propice à l’introspection sont majestueux. Beau film. 

Une parfaite mise en condition avant ma plus grosse attente du festival, le dernier film de Kirill Serebrennikov, « La fièvre de Petrov ».Mon premier regard lors de mon entrée dans la salle fut de scruter les sièges réservés. Mais oui, il y a bien son nom de scotché dessus : sera-t-il là ? Embourbé dans une situation judiciaire scandaleuse en Russie, une tentative qui n’est même pas dissimulée de faire taire ses propos anti-Poutine. Puis lorsque l’équipe du film arrive avec un pins KS et sa photo, l’espoir se dissipe. Il ne sera pas là. La première scène dans un plan séquence magistral annonce la suite. Une virtuosité de forme, un imaginaire hors-norme, les scènes s’enchaînent et les pièces du puzzle au début paumés sous le canapé, commencent à se retrouver, une à une, pour former un ensemble vertigineux de beauté, et de poésie. Il filme la nostalgie de la petite enfance, et les sensations du souvenir lointain par une caméra à hateur à la première personne, puis la vie d’une jeune femme dans un noir et blanc qu’il maîtrise tellement (notamment avec Leto, son merveilleux dernier film en 2018 aussi à Cannes). Il suit les pérégrinations de ce Petrov, fiévreux et alcoolique, qui navigue à la Hunter S. Thompson dans Las Vegas dans un torrent de violence et de vodka, les repères sont paumés, et Serebrennikov arrive à basculer cette violence contemporaine en une poésie naïve dans une virtuosité de mise en scène rare. 2h15, et pourtant si court. Le film aurait mérité une heure, voir deux heures de plus tant il est dense. Et l’on regrette l’arrivée du générique. Les lumières se rallument. Les applaudissements tombent. Le siège est toujours vide. Mais une actrice arrive à contacter Serebrennikov en FaceTime. Moment rare, émouvant, qui représente à lui seul le pouvoir du cinéma et de l’art sur la répression. Souvent insuffisant, mais vital. Quand je parle du contexte pour élever un film au rang de chef d’œuvre, probablement que celui-ci compte. En tout cas, ma palme sans conteste pour le moment. 

C’est ma dernière soirée cannoise. Et comme de coutume, elle est calme. Rue Hoche pour bouffer, le Petit Majestic pour le dernier verre. Et une rentrée, toujours mêlant nostalgie et soulagement. Demain, c’est la fin (pour moi). Je n’ai jamais tenté de faire les 10 jours de festival. 6 m’épuisent déjà, et toute cette nervosité, cette tension. Mais je ne suis pas maso, la raison est toute trouvée. C’est l’exemple du Serebrennikov d’hier. Vivre une telle expérience de cinéma, dans de telle condition, c’est le rêve de tout cinéphile. On peut donc bien s’imposer quelques nuits écourtées et course infernale entre salle. 

Le réveil est matinal, la valise déborde, et cette impression systématique d’une valise plus pleine au départ qu’à l’arrivée. Jusqu’au bout avant le train du retour, je vais voir Mes frères et moi de Yohann Manca, un premier film réussi, avec toute la naïveté et la candeur qui s’y associe. Dans une ligne assez scolaire et codifiée, Manca nous livre l’histoire de Nour, un gamin d’une cité de Sète, élevé par ses 3 frères, et qui s’émancipe par le chant et l’opéra. Là aussi gros classique, il croise forcément la route d’une super prof de chant hyper ouverte et prêt à tout pour lui. Un peu mielleux, mais quelques bonnes idées pour un premier film convenu mais de qualité. Je reviendrais demain pour la fin du chapitre cannois avec notamment le dernier film de Wes Anderson, et une interview croisée entre une réalisatrice et un critique de cinéma pour conclusion.

Chronique cannoise #6 – Anachronisme et conclusion

Le festival de Cannes se termine, les salles se vident, les hommes du balcon deviennent des hommes de l’orchestre, plus d’attente, une excitation qui s’étiole dans un épuisement général. Je conclue pour ma part mon festival avec le film de Wes Anderson French Dispatch. Et ça fait peine à voir, le mec fait le même film depuis 20 ans et s’entête dans des tics de mise en scène frigide qui un temps amusait, mais aujourd’hui fatigue. Anachronique, que c’est vieux et ringard : Wes Anderson ne parle plus à personne depuis longtemps, à part à lui-même et son parterre de stars qui papillonnent autour de lui comme des mouches à merde autour d’une bouse coulante. C’est vain et futile, et n’a plus aucun intérêt. Le fait qu’il soit cette année en sélection officielle face à un Lapid ou à un Serebrennikov fait mal. Il n’a jamais su se ré-inventer ou explorer d’autres pistes que ces pitreries orangeâtes. On se souvient avec douceur de Rushmore, de la Famille Tenenbaum ou encore de La vie aquatique. Mais déjà si loin, un cinéaste du passé, dépassé. 

Pour conclure cette semaine de festival, au lieu de vous balancer des pronostics à la con qui n’intéressent personne, je vous propose un résumé d’une interview croisée entre Yal Sadat, critique de cinéma pour Les Cahiers du cinéma, et auteur du bouquin sur Bill Murray , « Commencez sans moi » et Laure Vermeersch, cinéaste et membre active de l’ACID (association des cinéastes indépendants) proposant tous les ans à Cannes leurs sélections de films indépendants, en marge des sélections officielles. Ma première interrogation se porte sur la légitimité du déroulement du festival de Cannes dans un tel contexte sanitaire, et le malaise que cela peut produire de se retrouver, comme une élite inconsciente, agglutinée dans des salles. Pour Laure Vermeersch, c’est clair, les salles n’ont jamais été une source de contamination, et après de très long mois de fermeture, il était vital de rouvrir ces salles, et de le matérialiser par le festival de Cannes. Rien de choquant pour elle, avec une absence de fêtes et des mesures sanitaires exigeantes. Pour Yal Saddat, il est évident qu’il est incongru d’être ici avec une envie certes bien réelle de se retrouver, mais tout de même une impression étrange d’une tentative possiblement vaine. Comme il me l’explique, le monde du cinéma continue de tourner, tout en ne sachant pas si leur film pourra sortir un jour. Et ce festival de Cannes reflète cette idée, une joie mais possiblement illusoire. Ma seconde interrogation porte sur l’absence volontaire des films des plates-formes de streaming dans les sélections cannoises. A priori, j’y suis favorable, mais n’est-ce pas une erreur stratégique de se couper de ses sources de diffusion ? Pour Laure Vermeersch, l’avenir de la nouvelle génération ce n’est pas Netflix. Les jeunes cinéastes retournent vers le 16mm, ils savent parfaitement que la salle est primordiale pour eux, car elle est un lieu de de débat et de rencontre. Et depuis 20 ans, le cinéma indépendant n’a pas perdu de terrain, bien au contraire. Le réseau de salle et de diffusion se développe, tout comme les cinémas d’arts et d’essais, et les jeunes se déplacent pour découvrir des films indépendants et de qualité, et en débattre. L’heure n’est donc pas au pessimisme, mais bien au réalisme de ne pas enfermer la nouvelle génération dans l’idiocratie de l’écran, mais bien d’être conscient que chaque jour, des salles organisent des projections hors blockbusters qui ramènent une vraie population mixte du cinéphiles avertis aux jeunes générations avides de découvrir un autre regard sur le monde. Pour Yal Saddad, ce questionnement se pose depuis plus de 10 ans. Pour lui, le cinéma quitte peu à peu le grand public, et l’idée de payer pour une projection de 1h30 qui a une fin, contrairement à la boucle de diffusion ininterrompue des plate-formes de streaming entrainant de facto la disparition du silence, et de la pause réflective, peut ne plus faire sens pour la nouvelle génération. Il ne faut pas se battre contre l’inéducable, et cela finira comme aux USA où les films seront disponibles en salle et en streaming, laissant un nouveau choix au public. Autre interrogation, la place du critique de cinéma aujourd’hui clairement en voie de disparition, basculant progressivement vers un concours de rhétorique souvent malaisant, mais principalement sans fond, à la recherche du selfie de stars, ou du bon mot en mini-format youtube. Le journalisme de presse en grande difficulté, celui du cinéma souffre d’autant plus.

Et la fracture semble consommée entre les médias traditionnels qui survivent, mais qui ne parlent qu’à leurs lecteurs (et de moins en moins nombreux), et appelons-les les youtubeurs, et leur spectacle d’ego-trip lourdingue, superficiel à souhait, sans intervention de questions de fond, et généralement les suppositoires de fin de chaine des grosses maisons de production. Les deux parties se détestent, s’insultent sur les réseaux sociaux, persuadées l’un et l’autre d’être dans la voie de la raison. Pour Laure Vermeersch, le cinéma a besoin des critiques. Et de force de débat et de réflexion. D’un point de vue des réalisateurs, c’est une catastrophe cet effondrement de la presse de qualité, car ils n’ont jamais été bon pour parler des films par manque de recul. Les critiques ont eu un rôle primordial dans la constituions de génération de cinéma. En effet, en tant que cinéaste, ils ont besoin de mots intelligents, et non de journalistes cherchant le bon mot « décalé » pour mieux vendre un film, ou le détruire par pure délire égocentrique. Pour Yal Saddat, lui même critique, le constat est tout aussi rude.  Désormais, la critique comme discipline esthétique n’a d’importance que pour une niche d’irréductible. Le cinéma intéresse moins, la presse écrite s’effondre. Et c’est une défaite pour tout le monde car la plupart des émissions Youtube qui ont une audience très conséquente ne sont que des porte-paroles publicitaires. Sans parler de sa transposition sur les réseaux sociaux  où ces gens n’existent qu’ à travers des personnages factices, abandonnant le fond de la critique de film pour devenir une marionnette de théâtre de boulevard, ego-centré, en cherchant le bon mot pour s’auto-congratuler. Leurs réputations n’est dues qu’à leur visibilité, et non leurs qualités d’analyse. Là où par contre, la presse écrite disons des médias traditionnels est critiquable,  c’est un certain confort dans laquelle elle est plongée, un entre-soi élitiste parfois excluant, qui n’écrit que pour ses abonnées et ses lecteurs fidèles, sans effort éducatif.  Là est donc toute la problématique actuelle, un monde où rien ne bouge, sans connexion possible entre une critique écrite réfractaire à l’évolution naturelle d’un métier, et la critique orale qui décrédibilise l’essence même du métier, par son inconsistance et son image « spectacle putaclick ». 

Cannes 2021 c’est fini. Cannes 2022 ? En masque, en combinaison de plongée, le cul nu en tutu ? Qui sait. En tout cas, quoi qu’il arrive, nous, on y sera.