Festival de Cannes 2022 : chroniques sur la Croisette

L’ensemble des chroniques sont également à retrouver sur le site internet du Bonbon Nuit

CHRONIQUE #1 : Rando, tranchée et symphonie

Il y a déjà des images qui résonnent avant même la première projection : le discours fort et conscient de Lindon, le président Zelenski citant Chaplin et Apocalypse Now avant l’apparition d’une Julianne Moore aux émeraudes éclatantes en collier de la démesure, l’ambivalence maladroite du cinéma qui souvent s’emporte dans sa capacité à changer le monde – lui qui, surtout, permet d’en faire évoluer sa vision. Il y aussi Serebrennikov, enfin présent à Cannes pour présenter La femme de Tchaïkovski, lui qui fut assigné à résidence en Russie pour d’étranges poursuites contre son message anti-Poutine, ou encore la classe immortelle de Jean-Pierre Léaud à la présentation du culte La maman et la putain de Jean Eustache. Toutes ces images qui lancent entre euphorie et devoir de réserve le 75e Festival de Cannes.

Le soleil, lui, n’a pas changé depuis juillet dernier ; par contre, l’effervescence et le monde, absolument. D’une édition covidée l’année dernière un peu pâlotte, malgré les températures juillettistes, l’on retrouve en tout cas un engouement certain, les masques sont tombés, et les salles de nouveau bondées. Après un sandwich triangle en bord de route pour signer un début clinquant et paillettes de mon festival, l’accréditation récupérée sans effort, il est temps de commencer le marathon. Et ce, par Le otto montagne (sélection officielle) de Felix Van Groeningen et Charlotte Vandermeersch. Au-delà de la beauté naturaliste des montagnes italiennes, rappelant avec intimité La panthère des neiges de Sylvain Tesson, ou très récemment la Calabre de Frammartino dans Il Buco, on retrouve par le parcours divergent de deux amis d’enfance la capacité humaine à s’accomplir soit par opposition absolue à ses origines (Pietro, rejetant son père jusqu’à sa mort, et la détresse qui l’accompagnera) ou son acceptation aveugle (Bruno, où même l’amour de sa propre chaire ne pourra le faire quitter sa montagne, étape finale d’une vie engagée par la terre, et le respect de ses racines). Malgré quelques longueurs, et une surutilisation sonore d’une folk parfois hors propos, Le otto montagne est une merveilleuse entrée dans la sélection officielle.

Pour faire jeu égal, la suite sera le film d’ouverture de la sélection parallèle Un Certain Regard : Tirailleurs, avec Omar Sy et de Mathieu Vadepied. Et malheureusement, ça se corse. C’est faiblard, et pourtant le sujet est immense et méritait un bien meilleur traitement (les tirailleurs sénégalais de la Première guerre mondiale). Le film n’est jamais à sa place, toujours à contretemps, tout va trop vite ou bien trop lentement. Pire, Omar Sy n’y arrive pas et n’incarne pas grand-chose. Tout cela laisse finalement exsangue de toute émotion face à cette terrible détresse humaine de combattants déracinés. Ne reste donc que peu à se délecter, si ce n’est quelques moments d’intensité mineure lors des scènes de combat. Jamais d’angle précis, pas assez intense pour de l’action ni analytique pour un film réflexif. Il n’en reste donc pas grand-chose, malheureusement très anecdotique. Les yeux commencent déjà à flancher.

Merde, café, sandwich bien tassé, petite bière combinée. Et le trio magique renforce les paupières tombantes. Je relève la tête – surtout que ce qui suit est l’une de mes plus grosses attentes du festival : La femme de Tchaikovsky (sélection officielle). Et grâce au génie de Kirill Serebrennikov, je n’ai pas été déçu. En effet, il compose une nouvelle symphonie grandiose, filmant une Russie toujours aussi sombre et boueuse, mais du temps de Tchaikovsky, période durant laquelle sa femme se persuade d’un amour irréel à la rendre folle, folle d’un homme qui la récuse à la supplier de ne plus exister. Rares sont les metteurs en scène qui transcendent l’image par la caméra, Serebrennikov comme Malick en font partie, avec cette sensation d’apesanteur et de danse virevoltante et picturale, ballet incessant d’idée et de résonance métaphorique qui font chavirer complètement la première lecture abrupte. C’est immense, plus lisible que la Fièvre de Petrov (son précédent long-métrage, également en sélection officielle l’année dernière), probablement plus conséquent également ; il s’affiche déjà en prétendant a minima à un prix de mise en scène.

Et la teuf ? Levé depuis 5h du mat’ pour bousiller la planète et débarquer en avion, c’est dur de résister à la tentation du pieu douillet. Et même une première soirée cannoise, là où généralement tout dérape à te flinguer ta semaine niveau compta. Pourtant, une pizza mal cuite, et ça se termine là. On ira voir notamment le Silencio Cannes et la plage Magnum demain, si l’on est en fin déraisonnable.

CHRONIQUE #2 : Queens, âne tripé et euthanasie

Ce que l’on cherche dans une salle de cinéma, nulle autre place peut nous l’offrir, une expérience sensorielle qui interroge, qui bouscule, qui peut agacer, faire rompre une carcasse féroce, libérer une sensibilité ou une nostalgie d’enfant. A Cannes, supermarché de l’émotion à ciel fermé, on se rue dans le molletonné des sièges rouges pour ressentir un monde qui, soyons réalistes, nous échappe bigrement dans notre tâche quotidienne. Je repars donc d’assaut ce matin, avec cette intime conviction qu’encore aujourd’hui, quelque chose se passera.

Et quoi de mieux que d’aller chercher du James Gray pour voir du cinéma qui compte. Quelle merveille que cet Armageddon Time, Gray répond à P.T. Anderson et son Licorice Pizza en livrant ses mémoires d’enfance, mais lui à New-York dans le Queens. Mais il dépasse largement l’anecdotique pour en tirer une profonde et bouleversante trajectoire intérieure d’un gamin opprimé par son devoir de succès, bridé par le racisme omniprésent, violenté par une société Reaganienne qui ne laisse aucune autre voie du possible que celle du capital et de la finance trumpiste (imagée littéralement dans le film). L’autre versant du film est cette capacité à filmer sans gros sabot le racisme ambiant et nauséabond d’une époque où l’antisémitisme était révoltant pendant que la ségrégation des noirs se voyait légitimée par la bourgeoisie blanche. Au-delà de sa fausse légèreté apparente nait ainsi chez Paul la révolte : ne jamais se taire face à l’autoritarisme idiot, suivre le chemin du juste en sachant renier la bêtise adulte et corrompue. Sublime. Et c’est la difficulté de Cannes, pas le temps de digérer des émotions prenantes, souvent larmoyantes, qu’il faut réussir à pénétrer un nouvel univers cinématographique.

Et quel univers que celui du vétéran Skolimowski, 84 ans et son EO (Hi-Han en français). En hommage appuyé au Balthazar de Bresson, il raconte le parcours initiatique d’un jeune âne libéré d’un cirque, pérégrinant au fil des rencontres dans une Pologne brutale, morcelée par la violence. Face à elle, la candeur de l’âne, ingénu, immuable face à la destruction, et qui observe avec une pitié anthropomorphique la déchéance d’une race humaine qui contemple son auto-destruction. Blindé d’expérimentations visuelles démentes, sorte de gros trip hallucinogène à buvard, et d’une certaine sur-esthétisation emphatique, EO n’en reste pas moins une œuvre lourde de sens, et qui saisit parfaitement les enjeux écologiques et animales de notre monde. J’y vais, j’y vais pas ? Toujours ces paris à la con. Soyons honnête, celui là je l’ai paumé. Après avoir avalé 2 cacahuètes et demi en guise de brunch, je tente un premier film dans la section Un certain regard, Plan 75 de Chie Hayakawa. Malheureusement, la première partie soporifique installant maladroitement les personnages et le contexte dystopique (une nouvelle loi au Japon offre au plus de 75 ans le droit à l’euthanasie) plombe la seconde, plus pertinente avec ses questions éthiques du droit à la mort, et philosophique par son accès. Et malgré une mise en scène limpide et prometteuse, Plan 75 n’arrive jamais à émouvoir, créer un ressentiment quel qu’il soit face à des situations archétypales (le changement de décision, et sa fin en caricature notamment) qui s’accumulent, en cherchant désespérément l’émoi. En vain.

Trois à la suite, il est temps de faire une pause, rejoindre les kaï de la plage, l’odeur de la shisha dans le gosier, le sable qui picote les fesses pâlottes. Et cette Méditerranée qui est glaciale. Merde, on m’aurait menti ? Ne serait-ce d’ailleurs pas la première fois en 7 ans de Cannes que j’y fous un orteil ? Ma mémoire me fait défaut, mais l’on ne doit pas être bien loin de la vérité. Un falafel ketchup-mayo bien tassé, une siestounne en discrétation à l’appartement, et on conclut la journée projo avec La nuit du 12 de Dominik Moll. Dès l’entrée, nous savons que l’affaire policière ne sera pas résolue. C’est donc de son cheminement que vient son intérêt, et une sorte de combat pour la vérité entre flicailles à la vanne bien aiguisée. Tout cela est tout de même bien convenu, polissé jusqu’à enlever toute aspérité d’une affaire de mœurs maladroitement filmé. Ou du moins, en manque d’idée de mise en scène. Il y a bien une tentative d’y mettre un certain angle féministe, stigmatisant à raison la violence des hommes et leur sur-population dans la police, mais bien trop léger pour convaincre. On se retrouve alors face à un cold-case bien foutu mais d’investigations sans suspens, d’une affaire malheureusement trop simplifiée.

La suite, c’est la première nuit cannoise et une nouvelle journée de projections, avec comme grosse attente notamment, le premier film de Céline Devaux.

CHRONIQUE #3 : Espionnage, infidélité et xénophobie

Après un ceviche bien acidulé et une Margarita vertigineuse, l’excitation est de mise. Il faut se bouger, et direction le Silencio, désormais installée sur le toit du casino, là où officiait avant la feu Villa Schweppes. La prog est bien foutue avec notamment La Femme, Jacques, Gaspard Augé ou encore Irène Drésel. La foule est bien chargée, la musique un peu bancale, et l’on croise d’anciennes gloires de la nuit pariso-cannoises qui ont généralement plutôt mal vieillies. L’eau est à 7 euros, Daphné Rouillé ne fait pas son âge, quant à moi, je danse maladroitement comme un tetra acidifié. Drôle, mais contraignant pour ma matinée, mais cette déambulation nocturne aura eu la très bonne idée de m’offrir ma première grâce matinée.

Et ça repart donc, un peu plus tard, autour des 11h, avec en sélection officielle Boy from Heaven de Tarik Saleh. Limpide, précis, cette histoire d’espionnage dans un Caire tiraillé entre la force de la religion et le pouvoir politique dictatoriale prend ses marques dans les méandres labyrinthiques de la grande mosquée d’Al-Azhar, temple de l’enseignement islamique. La tension est tenue de bout en bout, le rythme juste, la photo superbe avec quelques séquences gracieuses, mais il manque cet acte impalpable faisant basculer un très bon film vers le mémorable. Tout y est peut-être trop juste pour transgresser une qualité cinématographique indéniable. L’acte est fort, authentique mais manque probablement de relief pour s’emballer définitivement. Il a en tout cas une place de choix et inattaquable dans cette sélection officielle. Un sandwich au thon plus tard, l’on découvre pour la première fois cette année un film de la Semaine de la critique. Et c’est avec Céline Devaux et son tout premier long-métrage Tout le monde aime Jeanne. D’ailleurs, elle ré-utilise ce qui a fait la réussite de ses courts-métrages (« Gros Chagrin » en tête), la voix off intérieure, l’animation de ses propres dessins, et cette humour du détail et de l’ordinaire qui joint une sensibilité poétique moderne et désabusée. On pouvait craindre l’étalement d’un tel procédé lors d’un long, mais la réussite est bien là, le duo Laffite-Gardin au ton juste, la légèreté apparente peut agacer, mais je reste conquis par un procédé singulier, et une émotion probablement volatile mais salutaire. En effet, la larme est passagère, le remue interne présent mais éphémère. Mais on ne peut que saluer ce premier acte d’une probable belle carrière de cinéaste à venir pour Céline Devaux.

Il fait trop chaud pour déambuler comme un ragondin sur la Croisette, je recherche l’ombre. Souvent la terrasse est l’oasis. Et qui dit terrasse, dit Américano noyé dans ses glaçons. On se fait ravager le porte-monnaie avec un humus à 17 balles. Mais donc très rapidement noyé par une tête qui dodeline d’une ivresse passagère. Assez pour tenir les 2 rares heures de pause avant la prochaine projection, le dernier film d’Emmanuel Mouret Chronique d’une liaison passagère, après le formidable Les choses qu’ont dit, les choses qu’on fait. Et malheureusement, il est moins abouti, mais toujours aussi irrésistible, et principalement grâce à la prestation convaincante de Macaigne face à une Kimberlain monotone et répétitive. Mouret s’intéresse une nouvelle fois à l’infidélité, mais aussi au rapport ambigu du sexe dans le couple, le désir de l’inaccessible, l’amour et sa juste complexité. Des sujets qu’il ne cesse d’approfondir, et cette fois-ci dans une forme fermée, sans personnage secondaire de poids et qui a tendance à assécher le film, notamment à sa moitié, où le film bascule dans un faux-rythme ronflant avant de reprendre son envol par une situation burlesque. Fort heureusement d’ailleurs, car cette chronique amoureuse prenait une tangente dangereuse vers un entre-soi bourgeois convenu. Ce qu’il est d’ailleurs dans sa majeure partie, mais s’en extirpe de justesse grâce à l’intelligence d’une réflexion universelle sur le couple.

A peine sorti, à peine de retour pour la projection presse du film de Cristian Mungiu, RMN. Comment d’un postulat initial simple et d’apparence sommaire (des travailleurs étrangers arrivent dans un petit village roumain, une pétition se crée pour leur expulsion), Mungiu arrive en à peine 2 heures à regrouper avec une réflexion et une intelligence dingue l’ensemble des problématiques soulevées par notre société contemporaine : le rejet de l’autre, la peur xénophobe, la vision moralisatrice de l’Occident, les guerres ethniques d’apparence apaisées mais vivaces, la pauvreté et le déclassement des zones ouvrières. Deux scènes restent férocement gravées, celle d’un débat municipal entre villageois d’une puissance inouïe, et cette fin qui vrille dans la folie, celle du chasseur qui se meut en proie. Vrai candidat à la Palme. Et fort heureusement dernière projection de la journée, RMN est si multiple et puissant, que j’attends de ma nuit qu’elle m’éclaire sur cette machination violente et pamphlet terrible d’une humanité inhumaine. Impossible de se relever d’une telle projection, encore moins de faire la teuf derrière. Alors, ce sera repos soldat.

CHRONIQUE #4 : Résurrection, serial killer et dragouille

24 balles un croissant aride, un jus coupé à l’eau et une omelette trop cuite – le fist du Festival –, et ça fait mal. Et pourtant, si rare d’avoir le temps d’un petit-déjeuner au calme et en terrasse. Le sentiment d’avoir joué le touriste asiat’ à Paris. On se casse. La plage Nespresso pour un second café, une yogi qui gueule sur des élèves transpirantes et leurs tapis fourrés dans le sable, et cette humidité nouvelle qui va faire coller de la chemise en lin cet aprem. On repart avec un nouveau détour du côté de la Semaine de la critique avec Nos cérémonies de Simon Rieth. Et c’est un peu léger. Un premier film avec son lot d’idées mal calibrées, d’inspirations trop fournies (Kechiche, Trier), et un fourre-tout indéniablement sincère et total, mais trop éparpillé pour créer une première œuvre singulière. La mort est ici source de vie, remake moderne de Blanche-neige où le baiser d’un frère le ressuscite indéfiniment jusqu’à ce que les « cérémonies » ne cessent et finissent par dévitaliser un corps meurtri par une mort au départ salvatrice. Prometteur certes, mais trop brouillon, et malheureusement pas très bien incarné avec un duo d’acteur amateur trop léger.

On enchaine avec un retour en sélection officielle, et Holy Spider de Ali Abbasi. Il y a je crois des manières bien plus cérébrées d’interpeller par le choc, pouvant lui même être multiple : visuel, métaphorique ou verbé. Avec Holy Spider, tout est souligné, appuyé, zoomé. La première partie très conventionnelle (le côté enquête du thriller policier) est convenue mais relativement anodine, la seconde est elle plus trouble, voire nauséabonde à filmer la légitimité du meurtre, jusqu’à son mimétisme par les enfants du tueur. Glauque, et finalement pas porteur, à part un sentiment d’affichage malsain de l’horreur. Trop lourd pour interroger, trop simple pour stimuler un suspens et une tension nerveuse, il ne reste donc plus grand chose de ce tueur à l’araignée.

Lorsque j’ai appris que Don Juan était une comédie musicale, j’ai vacillé, inquiété par une peur de l’imbitable. Mais Serge Bozon a retourné mon opinion aveugle de départ, et notamment par sa mise en scène époustouflante, Chamfort amène une délicatesse poétique au milieu du duo Rahim-Effira incarné, vivifiant. Tout est parfaitement dosé, les compositions sont superbes, le texte brillant, et la lecture contemporaine de ce séducteur bancal le rend pathétique et profondément seul, antipathique face à la lumière qu’est Virgine Effira, la sagesse d’Alain Chamfort. Et pourtant, le dernier regard caméra nous rappelle que rien n’est jamais aussi simple que d’apparence avec nos sentiments.

Pour finir la soirée, on se trouve une jolie table en bord de mer à la plage Miramar, avec un coup de cœur non retenu pour Chri-chri le sommelier, et le serveur fumeurr de beuh. La tête virevolte, la motivation tangue mais nous pousse jusqu’au Silencio. Et c’est Serge Bozon lui-même qui s’attaque au son avec une ribambelle de garage rock à faire pâlir tout ado boutonneux à bracelet de force au poignet. Ni très bon, ni très fun, on décide de partir, finir par une tropézienne bien fourrée à la crème et un Amaretto en terrasse. La soirée s’éteint dans un ventre tendu, les yeux qui se ferment. Vite, à demain.

CHRONIQUE #5 : Théatreux, chirurgie et auto-mutilation

Et la seconde semaine commence, on touche désormais au hardcore, on s’accroche malgré des yeux qui saignent, et un dos qui siffle à force d’être le cul vissé aux chaises. Le ventre lui dodeline et écrase une ceinture désormais trop serrée. Les rues elles se dénudent, les restaurants sont moins chantants, mais la sélection reste solide avec à venir notamment le Cronenberg et le Park Chan-Wook. Avant cela, retour à la Semaine de la critique avec le film de Ali Behrad Tasavor (Imagine). Et le cinéma iranien prouve une nouvelle fois son ingéniosité et sa poésie à travers ce huit-clos en taxi, à l’image de Carax et son Holy Motors, une même femme jouant différents personnages, mais pour conter une unique histoire, celle d’une rencontre et d’un amour naissant, exaltant avec son chauffeur. Leila Hatami est formidable, la beauté d’un visage qui se mue au gré des histoires, exprime en un regard toute sa vigueur, et en réponse, la douleur et la quiétude Mehrdad Sedighian. Beau et faussement léger, plein d’espoir, mais aussi de tristesse, et une certaine violence de l’absence. Mon Dieu, j’ai failli décrocher du film à cause d’une puanteur, le mec à côté puait littéralement la merde, quel enfer. Le nez fourré sous le t-shirt, puis les doigts dedans, un calvaire. Heureusement que la poésie de Tasavor l’a emporté sur la pestilence ambiante.

On continue avec la sélection officielle et le film de Valérie Bruni-Tedeschi, Les Amandiers. Une fois dépassé l’entre-soi bourgeois et ego-centré qui inquiète d’isoler au départ, on se laisse emporter par la magnificence de Nadia Tereszkiewicz, qui tient le film jusqu’à ce que la mise en scène au départ frileuse et trop didactique s’ouvre enfin vers un regard plus universel et bouleversant sur les grandes thématiques des années SIDA, la drogue et son trajet mortifère. Et notamment grâce à la force de ses scènes finales, le regard au sol de Louis Garrel, les pleurs de Stella qui accompagnent Tchekhov, et cette déchirure profonde qu’est la perte d’un être cher. Beau.

Premier regard vers la Quinzaine des réalisateurs, que je n’ai bien tristement pas encore pu découvrir, et uniquement par faute d’agenda tant chaque année la sélection est brillante. Ce sera donc avec De Humani Corporis Fabrica de Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor. Documentaire choc, même si la dureté n’est d’apparence pas où elle est la plus exposée. En effet, la violence est plus sociale que visuelle, malgré l’âpreté de la chirurgie. Le lien médecine/cinéma se construit avec les arthroscopies (les caméras internes filmant les opérations) rendant très Cronenbergien ce documentaire avec cette chaire, ce sang, ces tissus qui s’ouvrent, se décomposent, s’ouvrent. Mais le film attaque aussi le problème de fond, et la déliquescence des hôpitaux publiques français, l’effondrement du système de santé avec un manque de personnel terrible, et met en lumière les métiers oubliés comme les rhabilleurs de morts à la morgue. Bref, un documentaire certes terriblement difficile, mais extraordinairement unique et indispensable.

La transition est toute faite, avec le dernier film de David Cronenberg, Crimes of the Future. Malheureusement, le côté très dicté, et bavard-plombant entraine une déliquescence du propos initial, brillant et visionnaire comme toujours chez Cronenberg (la douleur n’existe plus, la disparition de toutes émotions est actée, elle, comblée par des automutilations, opérations chirurgicales à ciel ouvert au sein de performances artistiques, pour tenter de ressentir). Et la mise en scène se badigeonne de ringardise (la scène de danse et sa musique Jean-Michel Jarienne), mais s’extirpe du mauvais par quelques clairvoyantes idées (le lit qui module la douleur, la chaise correctrice de posture, le tatouage des organes internes) et ce postulat écologiste avec la lutte contre le plastique par son absorption humaine, crée par une « évolution viscérale ». Les idées se répétèrent, la mise en scène est connue, et Cronenberg n’arrive pas à se renouveler.

Une pizza immonde à moitié-froide, et direction le Petit Majestic, haut-lieu du débat cinéphile et des Veja, branchouille parisienne au-milieu d’un torrent d’artistes sans-noms, on retrouve des confrères critiques pour comparer nos avis, dans une cordialité absolue et qui nous honorent. Point d’esclandres publiques, d’autant que les opinions se rejoignent. On rejoint ensuite le rooftop du 3.14 pour boire un cocktail à 18 euros, danser sur de la rumba, et continuer les discussions qui commencent à flouter avec les « collègues de profession ». Il est 2h30, et il est temps de rentrer, notre dernière soirée cannoise s’achève à parler Amérique Latine avec le boss d’Ad Vitam, en se promettant, quoiqu’il arrive, de se revoir l’année prochaine. La nuit sera courte avant la dernière journée du Bonbon à Cannes demain.

CHRONIQUE #6 : Romance meurtrière, dictature et bilan

La nuit fut courte, le réveil pique, on double la dose de café pour notre dernier jour de présence. Et l’on termine avec le film de Park Chan-Wook, Decision to Leave, l’auteur du culte Old Boy. On retrouve rapidement tous ses marqueurs de sa trilogie sur la vengeance dans un double-meurtre au détour complexe, labyrinthique enquête qui volontairement nous laisser errer dans cette valse scénique merveilleuse où chaque plan est jubilatoire, la tension est constante sans force, ni sur-jeu, mais une capacité inouïe à interroger par le détail, et la mathématique de plan précis. Au-delà du versant policier, la romance entre le flic et meurtrière est là-aussi susurrer plutôt que crier et emporte le film dans une dimension encore supérieure. Absolument brillant en tout point, et un vrai retour en grâce de Chan-Wook.

Ultime projection avant le grand départ, Metronom de Alexandru Belc (Un certain regard). Un film à l’image de son sujet, lourd et plombant, dans un faux-rythme qui peine à passionner, Metronom aborde la jeunesse du temps de Caecascu dans la Roumanie dans années 70, une jeunesse bridée, éteinte par la dictature, et qui tente de s’en extirper par la musique d’une radio pirate. Les divagations amoureuses d’un jeune couple n’apportent que trop peu à l’intrigue, la lenteur l’emporte sur l’intérêt, la question philosophique de la trahison sous-exploitée, et l’on ressort donc de cette dernière séance cannoise déçu.

Il reste encore 8 films en sélections officielles non présentés, donc je ne m’aventurerai pas à une conclusion finale ce jour. Cependant, il est clair que les émotions étaient plus vives, les films plus amples lors de la première semaine de 2021. Il n’empêche que les deux premiers films de mon palmarès ci-dessous restent encore gravés fort dans ma mémoire, ils continuent de macérer et prennent toujours un peu plus d’ampleur. Et rien que pour ce genre de moment unique, Cannes restera toujours Cannes, source du cinéma le plus fort. Le palmarès lui officiel sera annoncé ce samedi, et l’on devrait s’orienter tout de même vers une Palme sociétale puissante, Lindon étant à la tête du jury. Allez, plus que 365 jours pour s’en remettre, et repartir, en mai prochain.

 
Mon palmarès cannois 2022

Palme d’or : RMN de C. Mungiu
Grand Prix : La femme de Tchaikovsky de K. Serebrennikov
Prix : Armageddon Time de J. Gray et EO de J. Skolimowski
Mise en scène : Park Chan-Wook
Actrice : Nadia Tereszkiewicz
Acteur : Tawfeek Barhom