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Festival du bling-bling dans la ville la plus chère du monde, un tapis vert en guise de tapis rouge (green washing ?), une constellation de name-dropping pour attirer la foule (et les billets à plus de 40 euros), le ZFF (Zurich Film Festival) fête ses 20 ans cette année, 20 ans de glamour au pays du fromage fondu avec cette année une double tête d’affiche pour le moins éclectique, Jude Law et Pamela Anderson recevant le « Golden Eye Award » titre honorifique saluant leur carrière. Autant dire que l’on est bien loin d’un cinéma de niche, non, le ZFF rameute principalement les grosses sorties des grands festivals le précédant (par exemple, « Anora » de Sean Baker Palme d’or cannoise, le dernier film de Pedro Almodovar Lion d’or à Venise, ou encore le Teddy Award de Berlin récompensant le meilleur film queer avec « All shall be well »). Court week-end au pays de l’architecture et de la géométrie millimétrique, un Berlin édulcoré sans les graffitis ni l’Histoire, une organisation à la perfection, des salles flambant neuves et leurs sièges bien molletonnés, les coupes de champagne y sont même autorisées, un petit paradis (artificiel ?) où les projections commenceront toujours bien à l’heure. Et en filigrane, l’éternelle et toujours si passionnante question du désir qui accompagnera une grande partie des 8 longs-métrages découverts durant ces quelques jours d’escapades helvétiques.
© Ariane Pochon (ZFF)
Commençons notre marathon de fin de semaine avec le film hong-kongais « All Shall be Well » de Ray Yeung, comme cité en introduction, présenté à Berlin dans la section Panorama en début d’année. Il y a au départ une belle intention, celle de raconter l’amour entre deux femmes âgées, apaisées, au cœur d’une famille morcelée et engoncée dans la précarité. Angie et Pat sont bien le terreau fertiliseur d’une paix familiale réjouissante. En exemple, le faste d’un repas de famille où les rires couvrent les difficultés, la concorde la violence sociale. Jusqu’à ce que Pat décède brusquement, délaissant alors la pauvre Angie au milieu de sa belle-famille chaotique. Car lorsque l’argent devient un nouvel enjeu (l’héritage de Pat), les liens se dissolvent, la paix enterrée au profit d’une guerre juridique et morale. Derrière sa constellation de plans léchés, une morale navrante annihile sa tentative : le pauvre (toute cette belle famille prolétaire et non éduquée) est stigmatisé en voleur et manipulateur trompant la pauvre bourgeoise isolée (Angie en cliché de la citadine bobo). Dans ce manichéisme de classe déplorable, la précarité doit forcément faire oublier la morale, l’argent tout sens éthique. Jusqu’à ce que cette pauvre famille en vienne même à mettre à la porte Angie en lui piquant sans vergogne son logement. Fallait-il franchement pousser le curseur jusqu’à cette répugnante démonstration ras-du-front ? Attention aux belles images, lorsque le fond refoule l’idéologie puante, il ne faut pas s’y tromper, « All shall be well » est bien vérolé par sa troublante idéologie questionnante.
« The Order » © Michelle Faye
25 minutes de tramway après, direction un multiplexe en bordure de ville pour découvrir le dernier film de Justin Kurzel « The Order ». Après le malaisant « Nitram » présenté à Cannes en 2021 et sa glorification d’un tueur de masse australien, Kurzel s’assagit avec une nouvelle histoire vraie, celle-ci américaine, de suprémacistes blancs face à la moustache rugueuse de Jude Law en agent du FBI sur le déclin. Ce conglomérat de nazis s’entasse autour d’un chef charismatique, Bob, qui draine avec lui l’idéologie fasciste du KKK mélangée à une bonne dose d’antisémitisme hitlérienne. Que du bon donc. Paresseux et narrativement balisé à l’extrême, on s’ennuie ferme face à cette chasse à l’homme pétaradante et dénuée de tout propos. A regretter la polémique suscitée par « Nitram » qui avait au moins l’avantage de pousser cet anti-héros au bord de l’empathie, générant chez le spectateur un malaise vivifiant. A croire que Kurzel fut traumatisé des critiques assassines, il endosse ici une mouture bien neutre d’un film policier sans saveur, qui coule à l’eau tiède. Tout semble pré-écrit et d’une linéarité indifférente. Reste Jude Law, toujours impeccable.
« Conclave » © Focus
De bon matin, à peine 9 heures passées, direction les antres du Vatican avec « Conclave » de Edward Berger. Dans ce thriller papale cousu de fumée blanche, le souverain pontife a cassé sa pipe. Allongé sur son lit de mort, les tractations et jeu de pouvoir ont déjà commencé. Nous voilà cloîtré avec une centaine de cardinaux sous la Création d’Adam, immergés dans ce qui restera le seul intérêt du film, la désignation du prochain pape et son protocole de vote stricte à bulletin secret. Car dépassé le frisson d’être de l’autre côté du mur, et découvrir les entrailles d’une machinerie si confidentielle, il n’en reste finalement pas grand-chose de cette ronflante production parfaitement prédictive. Les révélations sonnent creux, les prétendus retournements de situations rapidement devinés, sans parler du twist final tentant en vain d’asperger une touche de modernité à un ensemble bien convenu, voire protocolaire. A l’image de ce que Berger filme, sa mise en scène s’y ressent affecté, empoisonné par les dédales de couloirs glaçants, les tons neutres, et les soutanes uniformes. On s’ennuie donc ferme devant cette homélie paresseuse.
A peine le temps de se renverser du café brûlant sur sa chemise mal repassée, qu’il est grand temps d’affronter le sulfureux « Babygirl » de Halina Reijn. Romy (interprétée par Nicole Kidman), directrice d’une entreprise de robotique domine son monde, écrase de sa stature de cire, le menton haut, le front botoxé et immobile, et le regard qui ne trompe pas : elle est la grande cheffe, la maîtresse des décisions. A la maison, elle est une autre, une femme moquée par ses filles, une femme surtout dépourvue de vitalité, un mari qu’elle subit, elle qui n’a jamais eu d’orgasme avec lui en 19 ans de mariage, et cette affreuse et tétanisante routine qui écrase une vie qu’elle considère aboutie. Jusqu’à ce qu’un forcément sublimissime stagiaire, Samuel, débarque dans son bureau avec impertinence. Et tout bascule alors. Reijn réussit avec une folle intensité à dessiner le désir coupable, impénétrable, le désir suintant, irrésistiblement charnel, un désir naissant de l’opposition, de « l’étrange », de la différence. Samuel inverse le rapport de force : il la domine, l’écrase de sa puissance charismatique, un jeu dévorant de plaisir s’installe entre les deux. Elle est littéralement à ses pieds, et par-delà l’interdit du rapport extra-conjugual, BabyGirl redéfinie, ou plutôt, fait imploser la question hétéronormative du rapport homme/femme, et avec elle, la question du dominant/dominé qui meurt dans l’exaltation du désir sous toutes ses formes, de la pénétration du fantasme dans la sphère professionnelle et privée, sans culpabilité (ou très peu) ni gêne, cette acceptation totale d’un rythme sexuel à hauteur de femme, et non classiquement à celui de l’homme. Cet homme d’ailleurs, ce mari pathétique (interprété par Antonio Banderas) piteusement filmé comme une bête jalouse dénuée de sensibilité saura tout de même, à la toute fin, apprendre à écouter sa femme. Une folle réjouissance que ce Babygirl.
« Babygirl » © Constantin Film / Niko Tavernise
D’un film A24 à un autre, l’on passe désormais au dernier film de Luca Guadagnino présenté à Venise il y a quelques semaines, Queer. Il est peu dire que Guadagnino après le blasphème remake de Suspiria de Dario Argento peine à convaincre, en enchainant les films à clip, petites sucreries pâteuses qui raclent aux dents à se donner une sacrée indigestion hyperglycémique. Son dernier, « Challengers », en est le parfait pavillon témoin d’un sommet de putasserie visuelle élevant le branding en eldorado artistique. Dans Queer, tous ses travers émergent mais se contre-carrent à une forme surprenante de fragilité, son film « le plus personnel » comme il le décrit, une énergie autobiographique navigue bien dans cette adaptation d’un roman de William S. Burrough. Et c’est ce qui en fait son film le moins agaçant, mais sans jamais être en capacité d’évincer ses propres règles guadagninesques : bidouillage et snobisme visuel, démonstration formelle, manque cruel de simplicité de mise en scène entraînant systématiquement l’édification d’un mur plombé entre ce qu’il filme et ce que l’on voit, une hyper distance figurative qui déjoue toute émotion naissante pour l’asphyxier dans un torrent de tour de manche épuisant. Son long et fastidieux rêve résolument new-âge se transforme peu à peu en songe sans lendemain, aussitôt réveillé, aussitôt oublié. Alors que s’il pouvait, ne serait-ce qu’un instant, poser – un peu, sa caméra, laisser s’exprimer la magistralité dramatique de Daniel Craig, il aurait pu tenir en longueur l’indéniable qualité de la plus belle séquence du film, ce face-caméra à la fois brutal et tendre de Lee (le personnage gay interprété par Craig), et ce regard désenchanté d’un homme qui aime un homme qui ne l’aime pas. Mais non, il fallait comme systématiquement rajouter 1h de déviance visuelle sous Ayahuasca et conclure avec une touche spirituelle trans-temporelle à la « 2001 » pour faire un peu plus mousser son audience. Intarissable Guadagnino.
« Queer » © Yannis Drakoulidis
N’allons pas par quatre chemins, Gia Coppola n’a jamais été une bonne metteuse en scène, Pamela Anderson encore moins une bonne actrice. Alors, lorsque les deux se conjuguent dans « The Last Showgirl », ça sifflote fort les fautes de grammaires. Coppola n’arrive jamais à saisir le bon instant, le bon angle, elle en vient même à dénaturer la beauté de ses actrices en offrant des prises de vues ringardes, coincées dans les mauvaises années 2000 et des plans de coupes d’un autre temps, ridiculisant la déjà très pauvre performance de Pamela Anderson. Dans ce portrait féminin et en miroir l’Amérique déclinante (Las Vegas), la comparaison est rude avec le travail remarquable d’un compatriote (Sean Baker), il y a chez Gia Coppola un manque flagrant de talent et de sensibilité, elle semble guidée par ce qu’elle a vu, et non ce qu’elle est, une façon automatique et désincarnée de raconter une histoire qui lui semble parfaitement étrangère. Ca ne prend malheureusement pas, la séquence finale viendrait même à le faire glisser vers le nanard embarrassant.
« Etre un bon réalisateur, c’est savoir écouter », Boris Lojkine, réalisateur de « L’histoire de Souleymane » nous raconte en quelques phrases post-projection la collaboration profondément humaine entre lui et le guinéen Abou Sangara, lauréat du meilleur acteur au certain regard cannois cette année. De cette étroite collaboration naîtra la grandeur du film, la caméra de Lojkine est immersive sans jamais être invasive, le visage de Sangara/Souleymane jamais affaibli, toujours digne, et de ce va-et-vient visage/caméra une profondeur humaniste qui transcende, dépassant largement la seule question migratoire en interrogeant sur le sens même de l’humain, ce qui nous définit (notre passé), ce qui nous détermine (notre présent), ce qui nous établit (le futur). Le présent, c’est cette asphyxiante ville parisienne, ces longs tracés que Sangara dévalent en vélo de livraison. Son futur, cet entretien décisif pour son droit d’asile. Son passé est quant à lui le socle décisif de son histoire, au départ mensongère (il doit apprendre d’absurdes mensonges pour justifier son exil et tromper son agent qui lui octroya l’autorisation de séjour en France), il implosera dans une scène finale bouleversante où la vérité jaillira de ses larmes contenues, son passé en triomphe de la vérité, la souffrance d’un fils pour une mère devenue paria, la beauté foudroyante et démonstrative d’un homme digne, ayant tout risqué, continuant de risquer tout, pour être là où personne ne voudrait être, quémandant la plus simpliste des requêtes, celle du droit à l’existence.
« L’histoire de Souleymane » © Pyramide Distribution
Il est l’heure de boucler les valises. Mais juste avant le départ, un détour bienheureux vers une cinéaste argentine, le premier long-métrage de Mariana Wainstein « Linda ». Confrontation de classe dans une mixtape savoureuse entre le « Parasite » de Bon Joon-ho, la candeur de François Ozon et la provocation de Fassbinder, Linda, beauté plastique redoutable, charisme naturel au visage géométrique et décisif, vient bouleverser l’équilibre plan-plan d’une richissime famille de porteños (habitants de Buenos Aires). C’est simple, du fils au mari, de la fille à la mère, tout ce petit monde tombe éperdument amoureux de la magnétique Linda, embauchée comme nouvelle femme de ménage dans leur luxueux loft de la banlieue huppée de la capitale argentine. Wainstein s’extirpe du piège d’un premier film (trop en faire) sans se détourner complètement d’un autre (scolariser son propos). La puissance du Beau, de l’innommable et indéfinissable courbe d’un corps, d’un sourcil, d’un avant-bras dénudé, d’un décolleté qui s’effeuille, et de cette absolue beauté, Wainstein sait la dominer par un sens du détail et du rythme (le silence et ses ruptures) qui pèsent une tonne de phéromones. Ca dégouline de désir, de sexe susurré, la pensée dépasse systématiquement l’acte, la trouble et éloquent pouvoir de la suggestion plutôt que de la démonstration. Un premier long plein de promesses, mais d’une pudeur trop contenante.
« Linda » © Mubi
Désir donc, désir de pouvoir (Conclave), désir de l’inaltérable (Queer), désir de contradiction (Babygirl), désir total (Linda), désir de dignité (L’histoire de Souleymane, The Last Showgirl), un si court week-end zurichois qui n’aura pas toujours trouvé la réponse, à notre désir, mais qui aura eu le mérite existentialiste d’avoir su poser les bonnes questions.