Pierre Clémenti

Le Prince et la cabale

En juillet 1971, l’ange noir du cinéma français Pierre Clémenti est arrêté par les carabineri romains alors qu’il est en plein tournage d’un polar rital. Motif ? Détention de haschich. Procès, prison et coup monté politique, son fils Balthazar a accepté de tout raconter pour Schnock.  

Le 24 juillet 1971, les flics débarquent. C’est son jeune fils qui ouvre la porte.

 « J’aivu 7 mecs dans l’œil de bœuf, en civile. Les carabiniers étaient en bas avec les gyrophares. Ils ont débarqué, plaqué mon père au sol, lui ont mis les menottes. Moi j ‘étais là, ils m’ont embarqué et foutu dans une autre bagnole, séparé de mon père. Ils nous ont emmené au centre policier de Rome. Tout ça était un coup monté, c’était comme dans un film. Je reste persuadé que la drogue retrouvée avait été mis dans notre maison. Mon père ne demandait rien. Il a peut-être  fumé un joint et à l’époque un joint, c’est trois ans de taule ? Tout ceci est un coup monté. La copine de l’époque de mon père recevait tout Rome chez nous. Et pendant ces soirées, ça tapait de la coke et des stupéfiants. Mais l’unique raison pour que mon père soit la cible de cette arrestation est politique ». 

Les preuves manquent – ce qui sera d’ailleurs les raisons de sa libération-, des résidus de cannabis sont retrouvés, un peu de poudre blanche mais rien pour enfermer Clémenti si longtemps. 18 mois ferme. Vittorio de Sica, Fellini, Bertolucci, tous les plus grands réalisateurs italiens sont venus pour défendre Clémenti et plaider en sa faveur.« Il me semblait être une personne attachante, qui inspire l’amitié et la tendresse (…), un acteur consciencieux, en résumé un homme exquis » a déclaré Fellini à la barre. Bertolucci, après que son père Attilo est écrit une poésie intitulée «Clémenti en prison » a déclaré après le procès « qu’au fond, ces gens de mon âge qui se sont autodétruits, comme Pierre, m’avaient sans doute sauver sans le savoir ».En France par contre, personne n’a bougé. « Delon m’a confié qu’il n’a pas pu intervenir à cause de l’affaire Markovic, ils avaient déjà des casseroles aux fesses. Simone Signoret, Yves Montand, eux ils ont tenté d’intervenir, mais en vain. Le Président Pompidou lui non plus n’a pas bougé un doigt alors que Clémenti était la star numéro un de l’époque ». La sanction tombe. 5 mois de prison ferme à Rebibbia, prison « kubrickienne» selon Claude Mauriac puis un transfert à la prison des « petites gens »Regina Coeli pendant 13 mois. « Quelques messages personnels », sa seule œuvre littéraire, sortie de son isolement et publié en 1973, un plaidoyer de son innocence, lui qui la clamait si justement dans La victime (La vittima designata, de Maurizio Lucidi) deux ans plus tôt au cinéma.

La rupture mai 68.

Pour mieux comprendre la démesure de cette peine, il faut revenir au début de son véritable engagement politique, celui qu’il mène dans un premier temps contre l’industrie du film avec « La bande de la coupole » (Bulle Ogier, Kalfon, Zouzou, ou encore le tout jeune Philippe Garrel) et le film de Marc’O Les idoles en 1967. Anti-show bizz, anti-individualisme, ridiculisant le concept d’idole, Clémenti et son collectif jouent les fou-fous anarchistes et s’amusent de cette société qu’il méprise. Mais  après cette nuit du 11 mai 1968, tout va changer, La Coupole et le Saint-germain qu’ils aimaient détester n’auront plus grandes valeurs. Clémenti, Kalfon et Godard se font charger par les CRS boulevard Saint Michel, se retrouvent pris au piège au milieu de scènes de guerre civile, tout proche du jardin du Luxembourg. Ils s’isolent toute une nuit dans l’appartement de Jean-Jacques Schuhl rue Royer-Collard, le regard sur les flammes et le gaz lacrymogène du quartier Latin, une nuit qui changera tout. Kalfon lâche le cinéma pour la musique, et le feu de la révolte gagne le cœur d’un Clémenti déjà sur la voie du contestataire politique. Partnerde Bertolucci, tourné à Rome pendant mai 1968 est d’ailleurs le témoin principal de son expérience radicale. Bertolucci stoppe son tournage pour laisser Clémenti filmer la capitale française, ce qui donnera plus tard « La révolution n’est qu’un début, continuons le combat… »(1968, Pierre Clémenti) mais surtout marqua d’une trace indélébile Partner, film culte difficilement accessible adoubé par Jean-Luc Godard lors d’une projection privé : « C’est terminé ? Ca aurait pu continuer, continuer, continuer encore ». Toute la rage révolutionnaire de Clémenti se retrouve ainsi exposer au cinéma et maquera le tournant d’une carrière désormais engagée, rebelle, contre le pouvoir politique en place, « une classe dirigeante, complètement pourrie, asservie au profit » comme il la décrit dans « Quelques messages personnels » (1973).

« C’est ici que je me sens bien, dans ce royaume des familles et des enfants, sur cette terre de fermentation et de fécondation ». 

Plus de dix ans avant son arrestation, Pierre Clémenti déserte la France pour l’Italie, avec comme point de départ de son exil sa rencontre avec Visconti orchestrée par Alain Delon. « C’est Delon qui l’a ramené en Italie, pour rencontrer Visconti qui cherchait à l’époque le rôle du fils du prince Salina dans Le Guépard. A l’époque, Clementi était un blouson noir de Saint Germain. Et quand Visconti a vu mon père, il balance à Delon : “je t’ai dis de me ramener un prince, pas un loubard”. Clementi se met devant Visconti et il lui montre ses mains : “et ça, c’est pas des mains de prince ?”. Pierre Clémenti est alors un acteur débutant, avec à son actif deux petits rôles, l’un dans un film oublié d’Yves Allégret (Chien de pique), l’autre dans Adorable menteusede Michel Deville. Visconti l’embauche pour Le Guépard, devenant ainsi son « père de substitution» selon le fils de l’acteur, et tournera ainsi plus de 20 films au cours des années 60, dont la plupart en Italie. Après mai 68, Pierre Clémenti se radicalise nettement. Il refuse le Théorème de Pasolini, Les Valseuses de Blier ou encore Satyricon de Fellini et préfère  la lutte politique aux côtés de Glauber Rocha.Le Conformistede Bertolucci (1970) marque l’apogée contestataire de Clementi, cette force post-68arde venant terrasser le complot prétendu du Gladio et de la CIA sous-jacente durant les années de plombs. Un brin parano, même si les révélations futures lui donneront raison (et oui, la CIA tenait bien les forces italiennes anti-coco de l’époque), Clémenti devient malgré lui le symbole d’une révolution spirituelle, « qu’elle soit d’ailleurs rouge ou pas, car la politique ne l’intéressait pas. Il voulait se battre contre la terreur imposée par un système politique fasciste ».Le très premier degré Têtes coupées de Glauber Rocha ou encore La Pacifista de Miklós Jancsó, seront tous tournés dans les mois suivant mai 68, tous unis par cette volonté presque naïve, d’un combat par l’image. « Il ne faut pas oublier le poids démentiel que représente Clémenti à l’époque, c’est une star. Chaque mot qu’il lance est vu comme un acte de propagande communiste, chaque scène tournée est vue comme un coup d’état en devenir. Les temps sont rudes, il est un poids pour le gouvernement italien. Il faut s’en débarrasser, et vite. Ses liens avec les Brigades rouges sont utopiques, il n’est qu’un simple contestataire de l’image. Et pourtant… ».

L’isolement à Regin Coeli

Plus de 13 mois enfermé à Regina Coeli « la prison du petit peule de Rome »où l’isolement est roi, pas de travail, pas d’étude, une censure totale. « Les dix bâtiments de Regina Coeli sont conçus pour abriter mille cinq cents détenus : ils en contiennent plus de trois mille(…), c’est la prison du petit peuple de Rome, la maison d’infortune où échouent immanquablement les paumés, les faibles ceux qui ont douze gosses et pas de boulot, ceux qui n’ont pas pu se nourrir des miettes du festin romain, (…), nous, entassés dans des trous obscurs ». Pierre Clémenti ne reçoit pas de visite, Balthazar passe sous silence cette longue période de souffrance, séparé de son père qui refusait tout contact extérieur et se terrait dans un mutisme profond. Hormiscette déclaration à Philippe Garrel devenue mémorable. « Le Saint-Esprit me rend souvent visite, et me permet d’accepter l’injustice humaine comme la croix que nous avons tous à porter. Dans ces murs, la vision parfaite de la vérité ne peut être un mensonge. Qui va croire ce que je sais, que les plus belles expériences humaines sont ceux qui sont détenus dans la solitude? Je suis assoiffé de travail, d’aventure, d’amour. J’ai soif de toi, mon ami. J’ai soif de sincérité et de vérité – les raisons pour lesquelles je t’aime ». 

Libre et blanchi, isolé et perdu.

Fautes de preuves tangibles, Pierre Clémenti est libéré 17 mois après son incarcération. Point de rupture, il perdit de sa superbe, cette incandescence, ce charisme fou qu’il dégageait à l’écran. Ironie du sort, la drogue qu’il délaissait avant son arrestation devient une part importante de sa vie post-carcérale. « Après la taule, il était brisé, exclu de son pays d’accueil, persona non grata en Italie, il ne pouvait y remettre les pieds. C’est là qu’il a commencé à se droguer. Il ne s’en ait jamais remis. Mais lorsque l’on regarde sa filmographie, il n’a jamais eu de trous, plus de 100 films. Il a dit non au plus grand : Clouzot, Fellini, Pasolini. Des films que l’on ne refuse pas. On peut critiquer les choix de l’époque mais sur la durée, on constate l’importance de sa filmographie ». Molinaro en 1973 avec L’ironie du sort,le retour avec Garrel et Nico en 1976 dans Berceau de Cristalpour une fin de carrière accessoire, télévisuel, dans une indifférence troublante qui se conclut avec Kate Winslet en 1998 dans Marrakech Express, sa dernière apparition au cinéma. Mais c’est dix ans plus tôt qu’il faut revenir, en 1988, pour être touché une dernière fois par l’apparition ténébreuse, pré mortem de Clémenti dans « Soleil »,une autoproduction. Affaibli, creusé du visage, c’est d’un long monologue sur l’injustice, son injustice, qu’il décide d’abandonner la lutte, persuader d’avoir déjà perdu. Il meurt un an après Marrakech Express d’un cancer du foie le 27 décembre 1999. Lui l’avant-gardiste qui ne verra jamais de ses yeux le début du nouveau siècle. Croyez moi, il ne s’en portera pas plus mal.