L’article est à retrouver sur le site internet du Bonbon Nuit.
Février ne déroge pas à sa règle intangible : dépression saisonnière, goutte au nez, gorge qui gratte et cet espoir laconique de voir chaque jour se lever un peu plus tôt les lueurs d’un soleil si discret. Il n’y a pas de meilleures saisons pour s’enfermer au ciné, s’étouffer par honte de tousser, utiliser dans un vent de panique ses doigts lors d’un éternuement, et de manière lamentable, les essuyer discrètement sous la chaise molletonnée, où, karma oblige, votre rencontre se fera avec un chewing-gum encore baveux pour vous punir de cet acte délictueux. Après le tremblement de terre « La Zone d’intérêt » fin janvier, ce début février n’est pas en reste avec une nouvelle immensité, le dernier film de Bertrand Bonello « La Bête », du cinéma espagnol réaliste sur une histoire de trans-identité (« 20 000 espèces d’abeilles »), et la très belle quête d’indépendance d’une jeune femme kurde avec « Elaha ». La prochaine fois, pense au paquet de mouchoir.
- Intemporalité : LA BÊTE
Nouvelle adaptation de la nouvelle de Henry James (après « La bête dans jungle » adoré par ici), Bertrand Bonello (Zombi Child, L’Apollonide, Saint-Laurent) en dégage une nouvelle lecture science-fictionnelle, cronenbergienne, où les humains de 2044 doivent apprendre à purger leurs ADN pour éliminer l’affect de leurs vies, assainir leur passé pour intégrer une société dominée par l’intelligence artificielle. Mais au-delà de son caractère anticipatif, l’immense beauté du film réside dans sa poésie défaitiste de l’intemporalité de l’amour, sa fuite, cette peur infrangible de l’oubli, de l’évanescence du sens amoureux, de cette mort de l’affect qu’il image par le détail (une main refusant une autre, une larme qui ne cessera de couleur). D’un sens aigu et magistral du contraste, Bonello prend des airs de Richard Kelly pour transformer sa « bête » en une émotivité universelle, celle de l’amour donc, mais surtout de son contrepoids, la peur, viscérale (du Wes Craven dans les dernières scènes) et théorique, celle du changement, de la déshumanisation d’une société technocratique asservissant l’affect en productivité, l’émotion en faiblesse. « La bête » est un merveilleux voyage trans-temporel ne nécessitant qu’une chose pour en toucher la grâce, un lâcher-prise total et convaincu.
En résumé : Chef d’œuvre et film total, Bonello touche la grâce avec cette histoire d’amour intemporelle . 5/5
« La Bête » de B. Bonello – sortie le 7 février
- Trans-identité : 20 000 ESPÈCES D’ABEILLES
Du classicisme de sa mise en scène à cette caméra jamais à bonne distance, invasive, asphyxiant ses personnes de gros plans, à sa trame narrative convenue et pré-écrite surnage la miraculeuse Sofia Otero (ours d’argent à Berlin de la meilleure interprétation), à peine 10 ans, et glissant sur son personnage avec une telle naturalité, poésie d’un corps qui change, de cheveux qui s’allonge, d’ongles qui se colorisent ; iel ne supporte pas son prénom « Aitor », ni son surnom agenré de « Coco », ne cesse de s’interroger sur une identité qui n’est pas la sienne, comprenant rapidement qu’iel n’est pas un garçon comme les autres (« Il s’est passé quelque chose dans le ventre de maman ? »). La ton est résolument naturaliste, et nous renvoie au merveilleux « Petite Fille » de Sébastien Lifshitz, avec ici une dramatisation propre à la fiction où la non-acceptation d’une famille pervertie par la normativité sociale va générer violence et hostilité. Jusqu’à ce que la leçon de l’enfant soit donner à ce monde adulte obnubilé par la rumeur, et qu’enfin, d’une scène finale très réussie, tous en cœurs, le prénom féminin de « Lucia » réverbère à travers la forêt basque.
En résumé : Malgré des ficelles narratives un peu grossières, magnifique portrait d’un garçon né dans un corps de fille, et le destin familial bouleversant engendré. 3,5/5
« 20 000 espèces d’abeilles » de E. U. Solaguren – sortie le 14 février
- Virginité : ELAHA
« Elaha » est de cette veine de film qui révolte, désespère même de voir que dans nos sociétés prétentieusement évoluées persiste une réalité édifiante, celle de femmes toujours emprisonnées d’un carcan patriarcal pénitencier, sous le joug de culte moyenâgeux les abaissant au rang de docile poupée, pieds et mains liées. Ici, nous sommes en Allemagne contemporaine, Elaha est prisonnière de sa communauté kurde, d’un mariage arrangé avec un homme qu’elle n’aime pas, d’une famille qu’il ne faut pas déshonorer. Mais surtout, obnubilée par une virginité sacralisée, et avec elle, son totem, l’hymen, qu’elle souhaite coute que coute reconstruire chirurgicalement pour prévenir la honte de son absence. Point de grandiloquence, ou de recherche tonitruante de l’image coup de poing, de drame gueulard et ou de pleurs forcés, une distance très allemande d’une mise en scène sobre, délicate, qui accompagne Elaha dans des péripéties de vie qui construiront, petit à petit, son éveil, et la révélation d’un avenir qui lui est propre. Même si le film navigue parfois dans les eaux troubles de l’apathie, va surgir finalement une émancipation apaisée, naturelle, qui fait naitre du silence l’acte, les mots sont éteints, le visage de la merveilleuse Bayan Layla suffit, il n’y a pas de long discours, mais simplement l’effervescence d’une révolte silencieuse.
En résumé : Car la révolte ne doit pas forcément s’associer au drame, elle nait ici crescendo dans le corps de Elaha avec tant de pudeur et de sobriété que sa férocité n’en est que plus marquante. 3/5
« Elaha » de M. Aboyan – sortie le 7 février