L’article est à retrouver dans Le Bonbon Nuit.
Personne n’a pu y couper, le déversement publicitaire outrancier de Dune 2 et son matraquage marketing soulait déjà avant même de découvrir le dernier bousin de Denis Villeneuve. L’emballement médiatique, y compris de la critique spécialisée pose question devant cette débauche d’image, de tonitruance assourdissant, plastifiée, et exsangue de toute intelligence narrative. Il est finalement très contemporain de son époque où l’image est reine (la génération « Insta »), la recherche du visuel choc systématisée pour imprimer la rétine mais surtout les fils Twitter et Tiktok (voir toutes les réactions démesurées des influenceur slash panneaux publicitaires parlant du « meilleur film de l’histoire »). La vérité est tout autre, le film est bête, évoque un sujet passionnant (le fanatisme religieux) sans jamais s’y intéresser, oubli l’essentiel (l’épice), et surtout, anesthésie tout sens de l’émotion par sa démesure outrancière. Fort heureusement, l’indigestion passe vite et l’on peut se concentrer en ce début mars sur le renouveau du cinéma américain avec Sean Price Williams (« The Sweet East »), un docu glaçant sur la dictature iranienne (« Chroniques de Téhéran »), un thriller caricatural au lycée (« La salle des profs ») et un Règne Animal-like un peu foiré (« Tiger Stripes »).
- Déviance : THE SWEET EAST
Lorsqu’un film est indéfinissable, hors-case, c’est qu’il a réussi la première partie du contrat, être singulier et à la marge. Faut-il ensuite qu’il réussisse le pari de sa cohérence. Ici, Sean Price Williams y est à la frontière, entre l’absurde, l’horreur, la drôlerie et le malaise, parfaite définition d’une époque sans repère, bouleversé par la mort annonciatrice (la destruction prochaine d’une planète qui crève), une libération des corps (le sexe n’est ni une obsession ni un tabou, une banalité sans enjeu) et des conventions sociales (notamment post-Covid). « The Sweet East » se place ici, pile à l’heure de son époque, en roue libre, libéré des normes et de sa pesanteur académique (comme l’a pu être la révolution de la Nouvelle vague française et son mai 68). Le voyage de Lillian est comme son visage espiègle, insaisissable, portée par le hasard et l’impulsivité de sa trouble personnalité, elle passe d’un suprématiste blanc à une réalisatrice hyper branchée de Manhattan, se retrouve dans un camp de djihadiste gay puis dans un squat de punk antifa, et l’ensemble bigarré nous renvoie au plus sombres déviances d’une époque paumée, abandonnée à l’inéluctable de son sort et sa disparition actée. Alors, foutu pour foutu…
En résumé : Si le renouveau du cinéma américain passe par là, on signe de suite : impulsif, totalement border et foutraque, merveilleuse épopée moderne et magistralement déviante. 4/5
« The Sweet East » de S. P. Williams – sortie le 13 mars
- Dictature : CHRONIQUE DE TÉHÉRAN
Faux-documentaire sur des histoires bien réelles, Ali Asgari et Alireza Khatami font de la choix d’un dispositif simple (plan fixe, face caméra) et l’anodin de séquences de vie usuelles (un entretien d’embauche, le renouvellement d’un permis de conduire, l’achat d’habit scolaire) pour marquer au fer rouge le niveau inimaginable de répression et de contrôle du gouvernement religieux iranien sur sa population. Il n’y a donc ici pas d’esclandre ou de long discours révolutionnaire, les images parlent d’elles-mêmes, nous semblant d’ailleurs quasi irréelles, Wellesiennes même, dystopiques. Et pourtant, c’est bien la terrible réalité avec laquelle doit vivre chaque jour le peuple iranien. Un père se voit refuser le prénom de son enfant à la sonorité trop occidental, une petite fille ne peut pas porter de rouge à l’école, l’espace privé n’existe plus (ni dans sa voiture, ni dans son domicile, car il y a des fenêtres renvoyant à l’extérieur), le contrôle est total, absolu, évidemment masculin (représenté par une tentative de chantage sexuel par un patron lors d’un entretien). Un réalisateur doit arracher des pages de son scénario pour contenter le régime, un homme tatoué doit les justifier pour obtenir un permis, chaque entretien est un interrogatoire, chaque interrogatoire est policier, répressif, avec comme seule entité souveraine, la religion reine (lors d’un autre entretien d’embauche, un homme doit mimer les gestes de sa prière pour tenter d’obtenir le poste). Et voilà la force du film, filmer le poison du contrôle dans le quotidien et la banalité. L’espoir semble dissout, oublié, avec cette terrible conclusion et un Téhéran qui collapse. Le procédé rigide peut mettre à distance, mais est finalement d’une terrible efficacité.
En résumé : La force du film est dans sa retenue, et il suffit de quelques scènes de vie anodines face à l’administration iranienne pour comprendre l’ampleur de la répression dictatoriale en cours. 3,5/5
«Chronique de Téhéran» de A. Asgari et A. Khatami – sortie le 13 mars
- Délation : LA SALLE DES PROFS
L’idée est fort louable, utiliser les labyrinthiques couloirs d’un collège pour illustrer les maux sociétaires, petit laboratoire sous microscope que ce lycée d’Allemagne ou règne les luttes de classe, le racisme ordinaire, les fake-news, les rumeurs et délations, les conflits générationnels, les guerres de positions politiques et idéologiques ; et tout ce petit monde se met bien en ordre, en file indienne pour nous refiler un résultat malheureusement polissé et attendu. Pire, le film semble déjà dépassé par son sujet, ringard : pas de réseaux sociaux ni téléphones portables, un journal en papier crée la polémique, une vidéo d’un laptop d’une autre époque en preuve irréfutable, cette histoire de vol de pognon anachronique. Bref, même si la mise en scène se démène à créer du suspens dans un thriller académique parfois haletant, la ringardise de sa mise en action lui fait perdre toute crédibilité dans sa lecture du monde scolaire. Ilker Catak ne semble jamais en mesure d’amener quoi que ce soit de neuf dans ce dédale de caricatures et de lieux communs.
En résumé : « Mais qui a volé a volé l’orange du marchand ? » Vous n’aurez pas la réponse dans « La salle des profs », mais vous découvrirez qui a volé un billet de 20 balles dans la poche de la prof de maths. A vous de voir si ça vous tente. 2/5
«La salle des profs» de I. Catak – sortie le 6 mars
- Crise d’ado : TIGER STRIPES
Il y a l’intention, louable et intelligible, parler de la libération du corps des jeunes femmes en Malaisie, ce désir de briser le tabou du cycle menstruel, les fausses-croyances qui l’entourent, et surtout, mettre à jour la bêtise religieuse qui l’enferme dans le pêché. Il y a aussi la passionnante thématique du harcèlement scolaire, Zaffan en Carrie malaisienne, chahutée, insultée, violentée par ses camarades. Malheureusement, la réalisation échoue dans une grossière métaphore déjà vu chez Pixar (« Red »), récemment dans le cinéma français (« Teddy »), et cette cruche histoire de laissée pour compte et sa transformation vengeresse. Sans parler des effets visuels ratés, il y a avec « Tiger Stripes » un manque d’incarnation flagrante de sa jeune actrice, une errance scénaristique pesante qui entraine le film là où il ne voulait pas terminer, les abysses du conformisme et de l’usuel, lui qui espérait être un brulot féministe engagé finit à contre-emploi par abandonner les corps qu’ils pensait ardemment défendre.
En résumé : Petite foirade, mais la générosité du film et ses prises de risques salvatrices (cette transformation fantastique) sauvent le naufrage de justesse. 2.5/5
«Tiger Stripes» de A. Nell Eu – sortie le 13 mars