Festival de Cannes 2017

Vendredi 19 et samedi 20 mai

Qu’il est agréable de retrouver l’effervescence et la nervosité cinéphilique du festival de Cannes pour la troisième année. Les marques sont prises, l’organisation bien plus rodée et ce sentiment intime d’être – quasiment – à la maison. Mais quelle baraque ! Des files d’attentes interminables et ses bousculades, des séances à l’aurore après une nuit forcément trop courte, l’impression de toujours courir après quelqu’un ou quelque chose, et cette peur abyssale de passer à côté du film inratable. « Ne me dis pas que tu n’es pas allé voir la palme d’or ! ». Si, et deux fois en plus. Mais Cannes c’est aussi des choix assumés parmi une centaine de films en sélection, une marche solennelle et ego-centrée sur sa sensibilité, savoir faire l’impasse pour mieux ressurgir, la poitrine bombée et louer La merveille(belle référence au prix du Jury 2015, dont j’avais été le rare enthousiaste) que peu ont vu (et donc forcément détestée). Loin de moi la prétention d’aller fouiner dans les sélections parallèles pour faire ressortir le nouveau Jeff Nichols, non. Mais je tenterai chaque jour de vous faire vivre au plus près ma vision tranchée et parfois réactionnaire du cinéma que j’aime défendre, ce cinéma qui se dessine à travers les yeux de metteurs en scène confirmés (Haneke, Kawase, Kurosawa, Depardon), déjà détestés (Hazanavicius, Ozon), ou presque pardonnés (Dumont, Denis, Doillon).  Cannes c’est une chance unique, celle de s’élever au dessous de la nervosité ambiante pour en voir son dessin d’ensemble, un marqueur générationnel intraçable mais vivace de l’année qui suit. Avec au moins 3 films par jour et un sommeil réduit à minima, bien délicat d’y voir clair dans ce huis-clos à ciel ouvert. Mais il est pourtant indispensable de relever la tête et répondre année après année à cette sempiternelle question : quelle vision du monde dominera 2017 ? Et la palme d’or, quoi que l’on en pense, et j’étais le premier à m’élever corps debout contre la dernière volée 2016 et les choix douteurs du jury, marque de son sceau doré l’année cinématographique de demain et les préoccupations principales de notre nouveau monde. Chaque jour sur le site du Bonbon, vous pourrez suivre pas à pas mes critiques et récits nocturnes quotidiens.

Il est midi. Le brouillard guide le train jusqu’à la ville sainte, le Las Vegas des salles obscures, où se joue en direct la partouze annuelle entre beauferie extasiée, jet-sauterie poudrée et cinéphilie démembrée. Le train s’arrête. La tension monte. Accident de voyageur : « Putain, je suis médecin, je vais te le réanimer celui-là ! ». 2 heures de retards annoncés, les portes du TGV s’ouvrent, et des scènes surréalistes de bronzettes au milieu de nul part, le long de wagons abandonnés, s’organisent. Irrité, nerveux et déjà fatigué, mon document Word bien installée dans ma poche arrière – un beau programme parfaitement détaillé en Cambriaque j’imagine bien naïvement suivre à la lettre, je débarque enfin en terre promise. Je vous passe bien volontiers les détails moribonds de cette tardive arrivée cannoise (studio de 15m2, valise débordante, accréditation instagramée). Mon ventre qui gargouille m’oblige à passer par ma sandwicherie préférée, ouverte 7 jours sur 7, 24h sur 24 durant le festival, délire ouvrier. Jean-Michel le patron, un type bien sur qui je peux compter m’accueille. Ce brave homme est toujours prêt à faire chauffer son gaufrier pour moi, le plus souvent affamé et dans un état douteux (moi, pas Jean Michel). Même pas le temps d’une bière fraiche en terrasse que les premières hostilités sont lancées avec Wonderstruck de Todd Haynes (sélection officielle). Mais avant de réussir à atteindre cette première projection, c’est d’une patience de bonze dont il faut s’armer. D’abord l’état d’urgence nous impose de longues files d’attentes jusqu’alors absente ces dernières années pour ne pénétrer que dans l’enceinte du festival (contrôles de sac, détecteurs de métaux,…). Deuxième revers de main, la presse n’est plus prioritaire pour les séances dites du lendemain. Et c’est en bout de file que j’attends alors patiemment, rageux, la bile aux lèvres, prêt à sauter sur tout resquilleur comme nous le martèle un vigile : « Soit vous faites la police vous mêmes, soit vous faites les filous et vous doublez ». Mais c’est la loi de la jungle ! 16h30, je m’assois docilement à côté de notre cher Naulleau. Todd Haynes nous présente une fable humaniste se baladant sur 2 époques, les années 20 et une petite fille muette à la recherche de sa mère, les années 60 et un garconnet également muet à la recherche de son père. Deux destins croisés que pitchera parfaitement Ardisson. Une fable mièvre, presque indigeste tant le chassé-croisé des époques est pesant, cousu d’un fil d’une rare blancheur et qui débouche forcément sur un carrefour générationnel tire-larme. C’est fade, presque enfantin dans l’écriture (dans le mauvais sens du terme) et l’idéalisation de la vie de famille (un papa et une maman) est anachronique et usée comme ce grain photographique noir et blanc presque gênant. Je ne m’attendais pas de ce cabinet des curiosités un résultat à ce point convenu et démagogique dans son message. Sans oublier la non-utilisation presque absurde du mutisme des enfants qui s’en trouve être un gadget sans utilité.

A peine le temps d’engloutir une infamie que The Square de R. Ostlund (sélection officielle) débarque. Terriblement clivant, The square ne peut rendre indifférent. Son humour nordique glacial et pince sans-rire mélangée à son autordérison  en fait un petit chef d’œuvre. Ostlund joue avec nos nerfs, il me rappelle le travail de Maren Ade avec Toni Erdmann, toujours à la limite entre le rire et le malaise, la gêne et le sourire forcé. Christophe est conservateur d’un musée d’art contemporain en Suède, cliché absolu du bobo gaucho peace and love, dans un style jeune cadre dynamique que X joue à la perfection.. Les sujets sont nombreux mais jamais bâclés. On retiendra la peinture amère de cette génération de quadra ankylosée et flemmarde, qui s’entête à beugler des messages convenus sans jamais oser le mot révolution. Le sexe est automatisée, les angoisses de l’âge ressurgissent, et la peur de l’autre dicte les pas d’une société qui tourne le dos au plus faible. Parfois brutal, Otlund signe là mon premier enthousiasme cannois par une mise en scène brillante et qui tape juste.  

Je ne me laisse pas abattre, et je suis dans l’obligation la plus futile de me lancer à corps perdu et dans une inconscience relative dans le triptyque qui (dé)-fera mes nuits cannoises : Villa Schweppes-Baron-Silencio. Et oui, Kavinsky a régalé la piste à la villa, l’abreuvoir de luxe du Silencio est toujours aussi sobre et le Baron reprend ses droits avec vigueur. L’on croise M ou encore Sébastien Thoen déambulant sous les lumières rouges hypnotiques de ce sauvage Baro cannois.

La nuit fut écourtée par l’appel d’une sonnerie qui tape et arrache le peu de neurones persistants dans ma boite crânienne. A peine 9h du matin que commence Okja de B.J. Ho (sélection officielle). Ca ne pouvait fonctionner. Quand l’anthropomorphisme dicte les pas d’un super-porc au regard humanisé, quoi qu’il puisse s’en suivre, ma vision est altérée et malheureusement la sanction est inévitable. Je n’ai pas accroché une seconde à cette veine tentative de dénonciation du système capitaliste et agro-alimentaire qui se contente de se baigner dans la mièvrerie d’un message sur-ligné : l’industrialisation de masse. Les quelques flatulences du gros animal n’arriveront même pas à m’arracher un sourire, je suis confus, presque mal à l’aise à voir cette relation entre la petite fille et le super-porc s’effondrée dans le commun. Peut-être est-ce uniquement mon manque de sensibilité animale et écologique qui entraine un tel rejet, mais c’est en tout une nouvelle déception.

Je l’ai bien mérité cette sieste ! Mais il est déjà l’heure de repartir pour le grand théatre lumière afin de découvrir 120 battements par minute de R. Campillo ( sélection officielle). Et elle est là la première claque cannoise, une palme vient presque se dessiner sur une longue et brutale dernière scène de mort d’un jeune infecté du VIH. Dans un style quasiment documentaire, le film retrace le parcours de l’association des patients atteints du SIDA Act Up. Pas un groupe de soutien, mais un groupe d’action pour à l’époque notamment faire avancer la recherche de traitements. La violence une nouvelle fois de la scène finale, la tristesse profonde d’un sanglot hurlé, la douceur d’une Seine rouge sang, l’amour filmé au plus près dans des scènes de sexe entre un séropositif et un séronégatif : on est investi, en plein cœur touché par la mort qui s’approche, la maladie qui s’installe. Et pourtant, avec leur hauteur incroyable qu’ils installent avec la maladie, on aurait presque envi d’y croire. Et leurs actions leur ont donné raison, car 20 ans après, le traitement a nettement évolué, et les infections du Sida ont diminué.  Il est clair que l’on n’en sort pas indemme, le retour à l’appartement se fait dans un long silence  d’enterrement, les images chocs encore en tête.

Dimanche 21 et lundi 22 mai

Réveil brutal et en sueur. Putain, on est quel jour ? Il est 4h du matin, je suis dans mon lit. Ce qui devait être une petite sieste post-prendiale à 17h dimanche s’est transformée en nuit entière. Mon corps s’est mis en mode veille et il était impossible d’en sortir. La bonne nouvelle c’est mon réveil à 8h du matin était doux et sans bouche pâteuse, et ça vaut de l’or à Cannes. Enfin un peu de calme après un samedi soir mouvementée comme rarement. La cousine de Björk qui me tourne autour au Silencio, la fête qui se poursuit au Baron avec Christopher Laessø, l’acteur génial de The Square. Des longues discussions sur le film et son travail d’acteur, lui qui signe ici son tout premier grand rôle dans un film majeur. Sa simplicité et sa bienveillance m’ont particulièrement touché. Vous le comprenez bien, la soirée s’est éternisée dans un fabuleux appartement d’un jeune producteur de Los Angeles et c’est au petit matin que ma carcasse a daigné rentrer. Ce sera donc un dimanche écourté avec la projection de Before we vanish de Kiyoshi Kurosawa (Un certain regard). Cela fait du bien de retrouver un peu de science-fiction après l’ultra-réalisme de hier, et cette claque toujours bien présente en tête et sous mon visage rougit par le soleil qui tape avec 120 battements par minute. C’est un film sans prétention, redite de film complotiste sur l’envahissement de la terre que l’on a souvent vu, mais d’une justesse dans la mise en scène qui n’a rien de surprenant au regard de l’excellent travail de Kurosawa dans le passé, et notamment  à Cannes (Real, Le secret de la chambre noire). Quelques scènes ressortent et marquent comme cette jeune écolière goutant le sang sur ses mains, et d’une passivité absolue et bien entendu inhumaine face à un carnage. L’émotion ou plutôt son absence est le cœur de ce film de genre. Et même si le message est un peu suranné et encore une fois, loin d’être novateur, on se prend assez bien au jeu avec cette enquête menée par Sakurai, un journaliste local. Loin d’être un coup de cœur, Before we vanish est une sucrerie qui colle aux dents, et sans arrière-goût. Mais il s’apprécie à sa juste valeur et à son niveau, comme un bon film de science-fiction contemporain.  La journée s’annonce bien plus chargée que ma mise au repos forcée d’hier.

On reprend la routine du journaliste à Cannes, une bouteille de San Pe et un pain au chocolat pour gagner un peu de temps dans la file d’attente. Le soleil est toujours aussi perçant et c’est avec grand plaisir que l’on retrouve la fraicheur d’une salle obscure. Après un zyeutage de règle sur les retours très mauvais des journalistes sur Twitter, je pars avec l’appréhension d’un bide magistral avec The Meyerowitz Stories de Noah Baumbach (sélection officielle). Organisé en 4 chapitres portant les noms de 4 membres de la famille Meyerowitz, Baumbach séquence son film pour mieux appuyer la dissonance et l’éclectisme de cette famille hors-norme, éclatée par les mariages mais avec comme point central à tous, le père joué par un brillant Dustin Hoffman. La famille Tenenbaum de Wes Anderson, et déjà avec Ben Stiller, et bien entendu le travail comique de Woody Allen sortent comme principales sources d’inspirations de ce jolie foutoir : un artiste raté, une belle-mère alcoolique, une fille dépressive et le rémi sans boulot qui traine encore chez papa joué par Adam Sandler. Loin d’être déplaisant, The Meyerowitz stories choque par sa sélection en compétition officielle. Plutôt banal, sans grande portée esthétique ou philosophique, je me demande sincèrement pourquoi Lescure et consort ont choisi ce film à l’origine en plus d’une polémique sur la croisette (produit par Netflix, et qui est d’ailleurs souvent sifflée à l’apparition du logo). Mais ne serait-ce pas la justement la banalisation du cinéma, de ses codes et donc forcément une perte qualitative obligatoire que l’apparition de production Netflix ? Et oui, ce film ne sortira apparemment pas en salles, et restera uniquement sur Netflix. Je trouve que sa sélection (et d’autant plus pour un tel film d’une banalité crasse) n’est pas un bon message pour le cinéma mondial. Et je crois qu’il est pour ce sujet précis de bon ton d’être un brin réactionnaire et protectionniste. Même moi je suis bien embêté à vous tirer quoi que ce soit de ce long métrage excepté quelques blagues bien senties, de l’humour situationnel bien amené mais mon dieu, ce petit plaisir coupable est des plus éphémères car rien ne porte le film à part son humeur assez bien senti. Loin d’être un navet, The Meyerowitz stories est en effet un bon film à regarder dans son lit, les volets fermés, à 14h un lendemain de cuite, sur son petit écran d’ordinateur.

La prochaine séance s’enchaine et c’est avec délectation que je m’installe devant Le redoutable de M. Hazanavicius (sélection officielle). Je n’en attends pas grand chose à part une possible explosion de haut vol,. Alors, qu’en est-il ? Et bien Le Redoutable est à l’image de son metteur en scène, sans profondeur ni réflexion, futile mais léger et pas si désagréable. Tout comme dans The Search il y a un an, Hazanavicius reste persuadé d’être un grand réalisateur et s’oblige de surcroit à faire jouer une mauvaise actrice (Bérénice Bejo, sa femme). On voit alors naitre un film sans aucune vision esthétique (car les vaines tentatives de clin d’œil à Godard sont terriblement gênantes, comme ces regards spectateurs) ni réflexion ou message particulier (aucune prise de position à part celle de préférer le Godard d’A bout de souffle à celui de l’époque Dziga Vertov, et là encore, le film n’ouvre même pas le débat). Et si l’on rajoute à cet ensemble bien superficiel, cette fameuse prétention qui surgit à l’écran, on a un ensemble très faible. Faible mais pas ridicule tout de même. On prend plaisir à aimer le Godard détestable qui finira par se couper du monde, on aime sa rhétorique et son flegme légendaire, on s’amuse d’un humour bien amené et on applaudit la performance à la fois capillaire et vocal (le zozotement) de Louis Garrel. Là où Hazanavicius est le meilleur, c’est avec ces OSS et des comédies parfaitement maitrisées. Il perd totalement pied lorsqu’il s’attaque à des sujets qui le dépassent. Godard tuant Godard, le sujet est bien trop lourd pour un amuseur de places publiques. Moins pire que prévu, mais tout de même très faiblard.

Pour conclure ce lundi, The Villainess de J.B Gil (hors-compétition). Ah putain que c’est bon de lâcher les chiens avec un bon film de bourrin, de l’hémoglobine qui gicle et des scènes de tuerie cradosses mais comme souvent dans le cinéma sud-coréen sur-esthétisée. La première scène a récolté une volée d’applaudissements pour sa vision à la première personne en mode Doom, ca donne un peu la nausée, la caméra se gigotte de partout mais on y est carrément dans les yeux de cette jeune femme, tueuse professionnelle, venue dégommer tout un gang de mafieux à elle seule pour venger la mort de son mari (qu’elle croit l’idiote, car le scénario un peu bancal nous amuse de twists à répétition, mais je n’irai pas plus loin pour vous laisser la surprise). Sook-He est une ancienne tueuse à gage, chopée par les flics et transformée en agent dormant à Séoul. Pendant 10 ans, elle doit se tenir prête à réaliser des contrats, pour qu’ensuite le gouvernement puisse la laisser tranquille, et notamment mener cette fameuse « vie normale » tant souhaitée pour élever sa petite fille. Vous imaginez bien la suite, rien ne se passe comme prévue, chaud chaud cacao pour la petite fille, et puis la tuerie continue et s’étale sur 2 heures un peu longues. Mine de rien, c’est sacrément jouissif, un peu bâclé au niveau scénaristique mais ce n’est pas là qu’on attendait Gil qui nous sert une bonne soupe sanguinolente de vengeance.

Mardi 23 mai

Après l’épuisant et un brinmigrainique ( ?) The Villainess hier en toute fin de soirée, c’est sage comme une belle image que je rentre au lit malgré quelques appels du pied de collègues toujours prêts à s’envoyer quelques cocktails. Mais il faut dire que je suis seul accrédité cette année pour notre chère Bonbon, et que je dois naviguer comme un chat funambule entre les séances pour m’en sortir. Et souvent faire des choix décisifs. Le big deal lagafien du jour est celui entre le Haneke et le Sangsoo. Déchirement au cœur, impossible d’attraper les deux. Moins qui me laisse rarement influencé par mes compères critiques, je ne peux m’empêcher de découvrir le raté de Haneke et la possible palme envoyée à Sangsoo sur la twittosphère. Alors dans un élan dont je ne suis pas fier, moi qui ne suit normalement pas une personne influençable, je baisse les armes, et le volontairement de côté Haneke. Que l’on sache m’expier d’un tel péché. Mais avant cela, l’un des films qui m’intriguent le plus depuis la découverte de la sélection, The Killing of a sacred deer de Y. Lanthimos (sélection officielle). Je n’avais pas aimé The Lobster, malgré une idée originelle brillante, le tempo s’effondrait vite, et une routine de pseudo-cinéma d’avant-garde venait détruire progressivement la formidable entame du film pour une conclusion vraiment sans saveur. Que ce soit ici par l’affiche ou les premières notes musicales qui entonnent une ambiance glaçante et horrifique, ou bien encore par le jeu de caméra très architecturalisée, linéaire, Lanthimos renvoie un style purement kubrickien. Il faudrait de longues pages pour analyser en détails ce long-métrage unique, déroutant, et forcément clivant. Pour faire simple, il faut bien séparer en deux parties le film, une première qui est une mise en situation, installant les personnages et opposant ainsi deux familles. L’une idéalisée, les parents médecins (Colin Farrell et Nicole Kidman), deux magnifiques enfants éveillées, l’autre complétement paumé, une mère au chômage, un père décédé, et un adolescent au physique ingrat, dérangé et d’un regard qui terrifie. L’on comprend rapidement que c’est cet adolescent qui fera le pont entre les deux familles et sera la pièce principale du drame qui s’installe. Lanthimos nous laisse dans le vague, on ne comprend pas la place de cet ado au départ. Puis, et je trouve que c’est la partie la plus aboutie, lorsque le film vrille dans une synergie horrifique : l’adolescent explique que Colin Farrell a tué son père (une erreur chirurgicale quelques mois auparavant), et qu’un membre de sa famille doit mourir de sa main, où ils tomberont tous malade selon un schéma précis : paralysie, perte d’appétit, saignement des yeux, mort. C’est alors que l’esprit cartésien et scientifique de Farrell s’effondre face à l’impuissance de la médecine, lui qui voit son fils, puis sa fille paralysée et incapable d’avaler quoi que ce soit. Tout bascule alors. Rien ne pourra les sauver d’un drame familial. Et c’est là où la puissance du film prend son envol et devient un marqueur générationnel magnifique. Un simple exemple, Farrel va voir le directeur de l’école pour lui demander qui il choisirait entre son fils et sa fille. Je n’irai pas plus loin pour éviter le spoiler, mais il est primordial de voir ce film. Car il est ce que sera le cinéma de demain, implacablement cynique et profondément déshumanisée. Je parlais préalablement de Kubrick, mais là où réside toute la différence entre le film de Lanthimos et Shining, c’est qu’il n’y a aujourd’hui, plus aucune haine, aucun traumatisme assez fort pour changer. C’est une fuite en avant pour s’en sortir. « On peut tuer un enfant, on pourra en refaire », comme le dit Nicole Kidman, prêt à de nouveau écarter les jambes dans le lit conjugal. Et la dernière scène est d’une telle banalité qu’elle laisse sans voix : la notion de sacrifice a disparu.

Comme expliqué plus haut, c’est avec un léger haut le cœur que je laisse de côté le formidable Jean-Louis Trintignant et Haneke pour espérer découvrir un sublime Jour d’après de Hong Sang-soo (sélection officielle). Et je n’ai pas été déçu. Mais je crois que la portée esthétique du film sonne d’autant plus fort qu’il passe juste après le Lanthimos. Dans un sens, on a une opposition absolue de style et de cinéma, il serait donc idiot de les comparer voir de les opposer, mais plutôt faut-il saluer la force du festival de Cannes d’imposer le cinéma sous chacune de ses formes. Du noir et blanc, 4 acteurs, très peu de plans, des dialogues arrosées de gnole locale, le soju, et cet ensemble qui vient signer d’une simplicité uniquement d’apparence une véritable ode à l’émotion humaine. Quand The Killing of a sacred deervient déshumaniser l’atrocité, Hong Sang-soo porte à son apogée l’humanité. Un directeur de maison d’édition à l’alcool facile et aux trous de mémoires récurrents trompe sa femme avec une collègue de travail. Le quiproquo s’installe quand une jeune femme remplace sa maitresse déjà partie et que sa femme tombe nez à nez avec la formidable Song Areum  jouée par Kim Min-Hee, jeune et belle, dynamique et impétueuse. Mais qui se fait gifler la pauvre pour la seule raison d’être au mauvais moment, au mauvais endroit par la femme du « patron ». Elle porte néanmoins une partie du film par la percée d’un regard d’une rare pureté, quasiment infantile lorsqu’elle observe la neige tomber à travers la fenêtre d’un taxi. L’histoire qui s’en suit est un prétexte malin à des longues discussions métaphysiques bien arrosées, abordant des thèmes aussi lourd que la croyance en Dieu ou bien le réalisme. Et on voit bien là le clin d’œil tout trouvé à Rohmer. Magnifique journée d’un faste troublant !

Pour conclure la journée, direction la projection presse de Rodin de Jacques Doillon (sélection officielle) à 22h avec une vraie appréhension de se faire chier. Et ca n’a pas planté. Délirant à quel point ce film est interminable et une bataille ininterrompue pendant plus de 2 heures contre un sommeil automatisé au fond de son siège. Epuisant de clichés cinématographiques grotesques qui n’ont plus lieu d’exister, Rodin est d’un ennui abyssal et sans véritable fond intelligible. Si, allez j’accorde l’origine de la création et son cheminement intellectuel et Lindon qui tente tant bien que mal de sauver la mise…Et encore, avec ce marmonnement intempestif dans sa barbe broussailleuse, l’on est obligé de regarder les sous-titres anglais pour comprendre. Et bien légère la Camille Claudel sous l’air si peu charismatique d’Izia Higelin ; on n’y croit pas une seconde à cet amour futilement mis en scène. C’est un cinéma si triste et désuet qu’il vient faire honte à un cinéma français lui bien vivant. Ces interminables fondus en noirs ont réussi à faire fuir la moitié des journalistes, j’ai réussi tant qu’à moi à tenir jusqu’au bout et j’ai vu cette fin avec la sculpture de Balzac par Rodin exposée au Japon cette année 2017 comme un soulagement infini, celui de l’urine qui gicle en pleine rue à 4h du matin. Vraiment je suis consterné par ce manque d’ambition cinématographique qui ferait presque téléfilm France 3 si j’étais salo. Et je suis pleins de choses, mais pas un petit salopard vicieux qui tape gratuitement tous les mois sur des films qu’il n’a souvent pas vu dans un magazine gratuit parisien au titre peu évocateur de Bonbon Nuit.

Mercredi 24

Le réveil est dur, les souvenirs sont flous, la vitre de mon Iphone explosée : mais que s’est-il donc passée hier soir ? Bien entendu, mes premiers souvenirs remontent au Silencio et à la rencontre d’une jeune québécoise qui m’a traité de raciste à l’insu de mon plein gré, puis vient le Baron, une bouteille de champagne et Benicio Del Toro en face de moi. S’en suit alors un petit déjeuner au Martinez. Pas si flou finalement ! Et j’ai quand même pu aller voir Hikari de Naomi Kawase (sélection officielle). Après cette magnifique scène de deuil dans Still the water, Kawase sait parfaitement jouer avec nos émotions les plus primitives. Son ton pastel qui peut agacer n’est en rien dérangeant, il se moule parfaitement bien dans cette histoire d’amour subtile et profonde entre un photographe tombant aveugle et une jeune femme, audio descriptrice de films. Tout y est juste, presque trop d’ailleurs. Encore une fois, la facilité de la mise en scène peut déconcerter la critique, mais je crois qu’il faut apprécier à sa juste valeure cette sublime histoire d’amour. Mais bien entendu, il est bien obligé de faire jouer la concurrence avec ces partenaires de la sélection officielle, et fort est de constater qu’Hikari n’arrive pas au niveau de plusieurs long-métrages déjà décryptés ici (120 BPM, Le jour d’après pour ne citer qu’eux). Il ne faut cependant pas bouder le plaisir de cette lumière pénétrant les ténèbres, ce jeu de l’imaginaire terriblement touchant. Sortir la tête de l’eau n’est pas aisée lorsque les films s’enchaînent. Mais qu’il est bon de descendre pour la première fois sur le sable brûlant de la plage de la Villa Schweppes. Je reste en pantalon noir et chaussures de villes bien entendu, mais un Moscow Mule frais, sous le soleil tapant, entre 2 séances, ce n’est pas si désagréable. Tellier était là hier, d’autres s’enchaînent, Beigbeder y passe maintenant, bref, c’est la family parisienne qui se retrouve pour ne jamais arrêter la fête. Car en effet, c’est la toute première fois que la Villa Schweppes installe sa plage d’après midi. Les discussions ne s’animent qu’autour de débilité de starlettes mais comment leur en vouloir ? Je ne m’attends pas à refaire le monde à 15h en écoutant de la house-Tech. Allez, un petit tour sur le bateau Technikart jouxtant celui d’Arte pour saluer les copains et boire un coup de rosé. IAM à la Villa Schweppes en live ! La fatigue et une file d’attente interminable auront raison de moi. J’abandonne et rentre la queue entre les jambes. Car demain matin, c’est pour la projection de 8h30 que je dois me lever.  Cannes est intraitable avec les journalistes.

C’est avec la tête un peu dans le c. que j’attends avec une vive impatience Good Time des frères Safdie (compétition officielle). 33 ans à peine, et les rois du cinéma branché indépendant new-yorkais gouttent pour la première fois à la sélection officielle après un tour à la Quinzaine des réalisateurs avec le très remarqué Lenny & the kids en 2009. C’est forcément l’histoire de deux frères, l’un retardé mentalement qui ouvre le film avec une scène improbable avec un éducateur spécialisé tentant de percer les mystères de son visage glaçant au regard bovin, l’autre (Robert Pattinson) ultra violent et complètement paumé. Ils passent à l’action, un braquage en discrétion réalisé à l’aide d’un crayon et d’un papier. Ils veulent se casser à la ferme, et construire leur vie loin de New-York. Mais lorsqu’ils se croient hors de danger, les billets verts protégés explosent dans un nuage de fumée rouge. Ben Safdie, l’un des réalisateurs qui joue également le frère retardé, se fait choper par les flics dans une course poursuite dans les bas fonds new-yorkais. Son frère va alors s’engager dans les prochaines 24 heures à le faire libérer, mais c’est face à une descente progressive et implacable vers l’enfer qu’il se dirige. De mauvaises rencontres à une histoire de dope, c’est dans une intensité folle et une ambiance sonore métallique que Pattison va se heurter à son propre échec, lui finissant par prendre ce même regard bovin que son frère en fin de film, à l’agonie. Je ne vois pas comment le prix de la mise en scène pourrait leurs échapper, tant le travail sur le jeu de poursuite est fabuleux, et ce grain photographique sale et meurtri par la déliquescence d’une société new-yorkaine sous terraine appuie ce tourbillon de détresse. Pattinson est formidable, brillante composition d’une génération de paumée, sans espoir ni futur, cherchant la solution par l’argent facile (braquage, drogue). On ne peut je crois que s’incliner devant ces vagues ininterrompues de scènes vivantes, violentes..

Jeudi 25 et vendredi 26

Très attendu par ceux qui croient encore en elle, et ce malgré ces dernières productions douteuses et d’une vacuité totale (Somewhere), on attaque Les proies de Sofia Coppola (sélection officielle). Je pars l’esprit neuf, à vide, car je n’ai ni lu le livre de Thomas Cullinan, ni vu le film de Don Siegel. Et à lire mes confrères, je crois qu’il en est mieux ainsi, cela pourrait rendre ma critique encore plus acide. Lors de la guerre de Sécession, un soldat ennemi s’est échappé du champ de bataille et se retrouve seul, à l’agonie, au pied d’un arbre. Il est secouru par une jeune fille qui l’amène dans son internat de 7 femmes. La très longue première partie installe la séduction, le charme souvent maladroit qui s’immisce entre les prétendantes (Nicole Kidman, Kirsten Dunst, Elle Fanning) et le prétendant (Colin Farrell). C’est la partie la plus délicate, clairement la mieux scénarisée, et avec une photographie irréprochable, les lumières naturelles transpercent un paysage arborisé de racines et de longues branches vivantes. Puis tout s’accélère, et le film finit alors en queue de poisson dans une fin bâclée, détruisant alors le si peu d’émotions créent par la première partie. Le pauvre Colonel doit être amputé à cause d’une crise de jalousie du personnage de Kristen Dunst le poussant dans les escaliers. Colin Farrell se persuade d’un crime de jalousie, pète un plomb, commencer à casser les couilles de tout le monde, lui-même parlant de leçon de « castration ». Un empoisonnement champignolesque, une belle dernière scène finale pour soigner la conclusion, et on remballe. Le problème principal du film, c’est qu’il est d’un vide gênant, et on ne peut se replier sur la fameuse excuse « oui mais regarde comme elle filme bien le vide » qu’on me sortait à chacun de ces films depuis un Lost in translation réussi. Non malheureusement, malgré encore une fois une esthétique remarquable, Les belles proies et leurs courbures sublimes se meurent peu à peu, noyées dans un torrent de superficialité sans fond. Résonne alors Le jour d’après de Sang-soo, qui en 3 discussions de bourrés arrivent à expliquer bien plus sur la condition humaine que Coppola et la beauté de ses images. Certains parleront de déception, je parle tant qu’à moi de confirmation. 

À la sortie du Coppola, avec forcément le ventre vide, il faut bouffer. Et fallait que je tombe dans un resto de cocké qui te prépare une entrecôte à 30 euros en 5 minutes, trop cuite et sèche comme une mycose aride. Sans compter sur deux pouffes genevoises collées à ma table, déblatérant sur les poils des hommes. Tout un programme. Vite, l’addition. On retrouve l’un des plus jolis lieux éphémères du festival, A.M.E,dans un cadre végétal et isolé de la furia rue d’Antibes. On croise avec délectations deux trois regards de rencontres nocturnes, sans être totalement persuadé de la véracité de nos souvenirs. Un petit tour au Silencio où l’on croise d’abord Vincent Lindon – sans barbe – et son équipe, puis venant le rejoindre l’ami Thierry Frémaux. Et sans attendre c’est un débat sur la sélection officielle qui s’amorce avec nos voisins de gin tonic. La conclusion est commune, un cru 2017 plutôt mou, avec quelques erreurs de casting. Bref, cette dernière nuit cannoise se termine un peu honteusement dans un Subway rue de la gare à 2h du matin, le ventre encore attristé de cette entrecôte dégueu. 

Après la dernière nuit, la dernière montée des marches au grand théâtre Lumière pour découvrir In the Fade de Fatih Akin (sélection officielle). Malgré il est vrai un message final douteux et qui porte à la polémique, Akin revient très fort avec ce drame arrache-viscère qui ne peut laisser indifférent. Katja, jouée par une fabuleuse Diane Kruger, se marie avec un allemand d’origine turque Nuri venant de passer 4 ans en prison pour trafic de drogues. Rangé, Nuri monte une boite dans le quartier turc de Berlin. Une bombe explose juste en face et entraine la mort brutale de Nuri et de leur enfant, Rocco, déposée quelques minutes avant par Katja. Le film vient se découper en 3 parties. La première tourne autour du deuil, avec une immense performance de Diane Kruger. On ressent toute la détresse, l’incompréhension, la haine qui s’immisce à l’intérieur d’une famille qui se déchire. La seconde partie est le temps de la justice, l’enquête avance et les deux responsables sont attrapés, des néo-nazis appartement à un groupuscule de fasciste n’ayant comme seul but de faire exploser de l’étranger. On passe de longues minutes passionnantes au sein du tribunal, dans un jeu rhétorique violent où l’on voit très bien la prise de force de l’avocat des accusés, trouvant des ressorts à vomir pour tenter de disculper les 2 accusés. Et le côté très manichéen du film surgit avec d’un côté l’avocat à la tête de SS et les 2 nazis, de l’autre l’avocat turque qui peine à s’en sortir. Et le jugement tombe, les accusés sont disculpés. Akin, et c’est bien là toute la tourmente, arrive à nous créer une telle haine de l’autre, une envie presque meurtrière de résoudre cette putain d’injustice lorsque l’on voit sourire et s’esclaffer les nazis qui ont tué mari et enfant. Et ce sentiment malsain ne nous quitte pas. Pire, Akin en fait une troisième partie autour de la vengeance où Diane Kruger retrouve les traces des nazis en Grèce. Elle prépare une bombe similaire. Avec des clous, pour perforer ses cibles. S’en suit alors une réflexion, un combat intérieur. Katja installe sa bombe comme un kamikaze autour d’elle et va se faire sauter avec les 2 meurtriers. Loin de moi l’idée de dénoncer un appel au terrorisme de Akin, mais rien ne peut justifier un tel acte de haine, même envers la pire des saloperies. Pour être honnête, en sortant du film, j’étais bouleversé, encore en larme, et persuadé d’avoir vu une grande œuvre, marquante. Je le pense toujours. Mais lorsque la réflexion s’installe, on ne peut passer outre un message déviant, presque dangereux, qui tenterait d’expliquer qu’un meurtre, et d’autant plus avec une bombe dans le contexte actuel, serait justifiable. C’est si fort, si puissant, les larmes coulent et la performance de Diane Kruger mérite un prix. Mais doit-on passer outre ces dérapages du cinéaste qui dérangent et questionnent ?

Se conclut ainsi le 70ièmefestival de Cannes, dans une ambiance un peu morose, mais un soulagement de s’en être sorti encore vivant. Et pour conclure, je vous livre ici mon palmarès 2017.

Palme d’or : 120 battements par minute, de Robin Campillo
Grand prix du jury : Le jour d’après de Hong Sang-soo
Prix du jury : Mise à mort du cerf sacré de Yorgos Lanthimos
Prix d’interprétation masculine : Robert Pattinson dans Good Time
Prix d’interprétation féminine : Diane Kruger dans In the Fade
Prix du scénario : The Square de Ruben Ostlund 
Prix de la mise en scène : Good Time des frères Safdie