Festival de Cannes 2023 : Chroniques sur la Croisette

Toutes les chroniques sont à retrouver sur le site internet du Bonbon Nuit, lieu premier de leurs publications.

Chronique sur la croisette #1 : Malaise, patriarcat et pilosité

Comme chaque année, Le Bonbon sera présent à Cannes tout le long du festival pour vous faire vivre par des chroniques écrites et interviews vidéos le cœur battant de cette grande messe du cinéma mondial, où tout semble excessif, des émotions qu’il suscite, à son importance qui semble parfois dérisoire dans un monde explosif, au bord de la rupture géopolitique. Et pourtant, le regard souvent social, dénonciateur de ses films semble une nécessité encore plus indispensable en ses heures sombres. C’est parti pour le 76ième festival de Cannes !

Débarquer à la bourre à Cannes (jeudi au lieu du mardi), c’est comme arrivé en retard en soirée, ça permet de jauger à distance les débuts de festivités, l’ambiance, et les invités. Avec en ouverture Jeanne du Barry de Maïwenn, et la standing ovation pour Johnny Depp, on est clairement en gros malaise, paquet de chips humides, verres en plastoc et tarama entamé. En plus de la médiocrité apparente du film, il expose avec grandiloquence un homme embourbé dans une affaire d’agression contre sa femme, archi médiatisé et en caisse de résonnance insoutenable pour les victimes. Sans parler de la conférence de presse lunaire où Maïwenn déclare ridiculement sa flamme pour « son » Johnny arrivée à son tour à la bourre (« J’allais devoir jouer dans le film et embrasser l’acteur, je préférais donc avoir un acteur sexy ». Ouch.). Sans parler de la tribune signée le jour même par 123 acteurs et actrices dénonçant cette exposition sur le tapis rouge. Ca commence fort. D’autant que la crise des retraites semble vouloir s’immiscer dans les salles, avec des coupures d’électricité en menace et manifestations sauvages probables (car le préfet des Alpes-Maritimes a interdit toute manifestation au abord du Palais des festivals). Un peu de bordel dans ce concours à paillettes, ça ne peut que nous plaire.

Oh la belle balayette dans ma tête, petit pollueur que je suis à prendre l’avion pour Nice. Ca m’apprendra. 3 heures de retard, et ma première réjouissance (Jeunesse,le documentaire de Wang Bing) tombe à la flotte. Mais ma roublardise parfois source de conflit me rapporte ici son lot de consolation avec une séance « au cas où » gardée sous le coude. Et si ce cauchemar se transformait en heureux hasard ? Je pars donc découvrir à 17h Inshallah A Boy de Amjad Al Rasheed à la Semaine de la critique. Dans la veine du formidable « Plumes » de El Zohairy, il attaque frontalement, moins poétiquement, mais tout aussi brillamment le carcan patriarcal en Jordanie. Un premier film plein de maîtrise scénique, et une performance magistrale de son héroïne moderne qui retranscrit à merveille la violence de la soumission patriarcale et son combat quotidien. Jusqu’à sa libération en fin de film, quasi-mystique, qui refile un vent d’espoir dans ces 2 heures d’angoisses dramatiques. En coup de vent à l’appartement pour changement urgent de pantalon (mon jean se perce, et le mistral s’y infiltre dangereusement) et me voilà déjà dans la file d’attente (interminable) de la salle Debussy, adjacente au grand Palais des festivals, pour le film de Stéphanie Di Gusto, Rosalie. Cette fable à poils est parfois au liseré du ridicule, mais courageuse, engagée malgré son excès et sa dernière demi-heure à rallonge aux violons tire-larmes. La différence (matérialisée par la pilosité de Rosalie) est ici source à la fois de joie, et d’ouverture (la différence passionne), mais aussi de haine, et d’une recherche nauséabonde d’uniformité (le racisme). Et puis il y a Nadia Tereszkiewicz, fascinante équilibriste en merveilleuse Rosalie, guerrière naïve, « femme parfaite », qui impose sa différence plutôt que de la subir. Un film d’envergure qui s’effondre malheureusement dans un mélo sur-titré plombant en partie le film. Mais il y a à reconnaître le risque, et le regard si juste et contemporain sur cette fameuse différence à l’autre, et une pression sociétale nous poussant dans le rang.

A peine digéré la belle Rosalie que l’on retrouve la team du Bonbon en plein débriefing des interviews à venir en terrasse du San Telmo (traduire resto italien hyper cheros pour ce qu’ils servent). Une pizza Margharita et une pinte avalée, et puis le drame. La porte de la plage Magnum se referme devant nous (comme devant un Ariel Wizzman déboussolé, regrettant au fond de lui sa consécration de l’ère Canal). Romain Duris trainasse devant, molasson, et peu avenant, avec à ses côtés la nouvelle génération, et Paul Kircher (à peine 18 ans, et que l’on a tant aimé dans « Le Lycéen » de Christophe Honoré). Big John intransigeant, on se rabat sur le Silencio où l’angoisse de la musique 2000’s a conclu notre soirée d’un bilan implacable : on fera mieux demain.

Chronique sur la croisette #2 : Indie, beuverie, nazi et barbarie

La suite de nos aventure cannoises avec un lever précoce pour découvrir le dernier Indiana Jones, et le papy Harrison Ford qui ressort le lasso pour la dernière fois, un film sur la sexualité, le film très attendu de Jonathan Glazer (réalisateur de Under the Skin), et le tout aussi excitant Connan de Bertrand Mandico. Sans oublier, une tentative de teuf qui s’annonce bancale, mais joyeuse. C’est reparti !

Indiana Jones is back, et avec lui, James Mangold (du plutôt réussi « Le Mans 66 ») derrière la caméra dans ce 5ième opus de la trilogie culte, Indiana Jones et le cadran de la destinée (car je fais le choix arbitraire d’effacer de la mémoire collective le numéro 4 et son débarquement gênant d’extra-terrestres). Et bien celui-ci n’est pas en reste. 3 lignes de scénarios, 2h de course-poursuite pétaradantes après une horloge claquée. Une bribe d’émotions avec du fan service, et une fin anachronique du niveau de ridicule du 4. Il y a certes un désir de rattachement à ce qui a fait le succès de la trilogie initiale mais malheureusement avec un humour bien trop absent, une écriture bâclée notamment des personnages secondaires, et une séance qui se termine avec un sourire tout de même, mais gênée et nostalgique d’une époque révolue, d’un mode de cinéma d’action qui tourne en rond, et qui a définitivement perdue de son charme passée.

Changement de registre avec How to have sex, premier long-métrage de la réalisatrice britannique Molly Manning Walker. Je m’attendais à un torrent de digression cinématographique, à une vision nouvelle de cette fameuse « jeunesse désabusée » si brillamment filmée dans « Rien à foutre » avec Adèle Exarchopoulos. Et bien non, le classicisme de sa forme à filmer des anglais déchirés en symbole de vacuité est du déjà-vu, sa thématique sexuelle à contre-courant (l’importance de la première fois) est le réel intérêt du film, mais laisse songeur. Pourquoi sacraliser ce moment à ce point en 2023 ? Puis l’associer à un viol soulève à son tour une nouvelle question venant brouiller la cohérence et le sens propre du film. Mitigé donc. La sieste est indispensable, en venir à se tenir les yeux pour pas qu’ils se ferment est un bon signe. Il faut se poser, essayer de manger, et surtout assécher rapidos ces chaussettes dégoulinantes de flottes. Il pleut à Cannes, et c’est pas prêt de s’arrêter.

Ma plus grosse attente de la sélection officielle se présente maintenant en séance, Zone of Interest de Jonathan Glazer. Et c’est la sidération qui prévaut lorsque les lumières se rallument,  bouche-bée par la démonstration de force de Glazer qui signe la première mandale mandibulaire. Il y a cette forme en tunnel, géométrique, et ce son strident, agressif que l’on retrouvaient dans Under the Skin. Mais aussi une vision de l’horreur par la normalité, un chef nazi responsable d’Auschwitz vit dans une harmonie emprisonnée, une maison collant le camp de la mort. Les enfants jouent sous les bruits de mitraillettes, les hurlements et les pleurs des victimes juives, la réception de la belle-mère dans une épaisse fumée issus des incinérations qui trône au-dessus de la maison familiale, avec les odeurs de corps calcinés que l’on image associés. Le camp n’est jamais filmé, le hors-champ est immense, et porte l’essentiel du film. La monstruosité (le nazisme) s’oppose à la normalité d’une famille allemande classique, des horreurs (le musée actuel à Auschwitz et ces milliers de chaussures entassées, un crâne dans une rivière) muselés par le quotidien (les femmes de ménages devant nettoyer les vitres, les enfants jouant dans l’eau), l’inhumain (les juifs ne sont plus que des chiffres) confronté à l’humain (une famille, des enfants en bas-âge). Et de cette antinomie glaçante, Glazer sublime sa férocité par ses traveling minutieux, son cadrage fixe qui pèse une tonne, et son atmosphère terrifiante par sa déconnexion à la réalité. Très grand film qui sera forcément au palmarès d’une manière ou d’une autre en fin de compétition. D’une sensation à une autre, celle-ci bien plus viscérale et dégoulinante, on passe à la présentation du dernier film de Bertrand Mandico, Conann. Transpercé par la poésie de son dernier film « After Blue », celui-ci est moins visuel, plus cérébral, filmant une vie qui passe et évolue, qui se construit dans « la barbarie », la violence et la domination de son destin. Connan la Barbare est filmée de ses 15 ans à sa mort, chaque dizaine (15-25-35 ans) en étape fondatrice de son futur de reine, de domination vengeresse, mais aussi d’amour et de tendresse. Jusqu’à ce qu’elle décide de disparaître dans une scène finale cronenbergienne sauce Strickland où le corps farci aux légumes se partage comme le pain béni de la cène. Chez Mandico, son cinéma évolue peu dans sa forme organique, mais principalement par un discours aujourd’hui plus conscis, anglé, d’un scénario qui tient la longueur. A continuer comme ça, d’ici 10 ans il nous tire un chef d’œuvre.

La tête encore dans les tripes du Mandico, on essaye de se changer la tronche sur la plage Magnum, enfin accessible après la terrible désillusion d’hier encore entre les dents. Karaoké géant, coupette à volonté et Magnum chocolat blanc, idéal pour lancer sa soirée. Et passer au rooftop « Nomade » du 3.14 géré par l’équipe du Perchoir. Je croise des RP en placement de produit, la teuf du Kleber Mendonça (« Portraits fantômes », en séances spéciales) et de la Desperado. Qui boit encore ce truc ? Toujours pas compris le concept. Ca se trémousse jusqu’à l’épuisement. Et si je veux gérer le film turc de 8h30 demain, cette petite voix angélique et protectrice me tabasse le crâne, et m’impose la rentrée. La suite dès lundi.

Chronique sur la croisette #3 : Cynisme, racisme et scorseserie

Cannes continue, sans coupure d’électricité ni manifestations (pour le moment), sous la pluie, et dans une excitation qui nous rappelle avec bonheur l’avant-Covid. Aujourd’hui, c’est le Scorsese Day, et son dernier film très attendu, sans oublier le réalisateur turque déjà palmé Ceylan et un premier film dans la section Un certain regard.

La sagesse est récompensée, et le visage pas trop marqué pour entamer cette nouvelle journée de projections. Et l’on commence dès 8h30 avec Les herbes sèches de Nuri Ceylan, déjà palmé en 2014 avec Winter Sleep. Toujours aussi brillant par sa mise en scène limpide, sa lumière perçante, et le crépitement de la neige tombante, Ceylan offre néanmoins avec un cynisme aigu le portrait d’un homme profondément mauvais, aigri, perforé par la jalousie, la violence, petit être à la manipulation quotidienne. Il se rêve naïf à travers les yeux d’une jeune fille représentante d’une forme de « pureté »mais il sait sa vie déjà résolue et meurtrie, lui qui ne cesse de rabâcher sa détestation de la campagne, et son désir de fuite. Fort heureusement que la lourdeur du propos s’habille de légèreté par des plans magnifiés par une photographie léchée qui apaise cette vision bien sombre d’une humanité déchue. Comme le Glazer hier, un autre candidat sérieux pour un prix en fin de quinzaine. 

En attendant le banger du jour (le film de Scorsese), un détour au Certain Regard avec le film saoudien de Mohamed Kordofani Goodbye Julia. Au-delà de la passionnante mise en abîme du conflit civil saoudien entre catholique du Sud et musulman du Nord, et fil rouge du film jusqu’à son final à images d’archives, Kordofani image le mensonge en pêché absolu, celui par qui la mort, le racisme, et la douleur naissent. Le mensonge source de destruction donc, et axe de ce premier film convenu, sans surprise, dans une forme de grâce poétique un peu tendre. Le golden ticket, l’unique séance presse pour le dernier film de Martin Scorsese est décroché. On peut donc s’installer en orchestre avec la fleur de la critique ciné pour 3h30 et découvrir enfin Killers of the flower moon.

En 1920, des crimes monstrueux vont être perpétrés contre la tribu amérindienne des Osages, propriétaire de terre pétrolière, devenus en un claquement de doigt riches comme personne, et drainant jalousie et convoitise. Tiré du roman de David Grann, Scorsese filme un duo qui transperce l’écran, Bob De Niro et un retour fracassant en mafieux et Di Caprio en homme de main simplet, à qui l’on peut faire gober n’importe quoi pour dévier son opinion. Au milieu, Mollie, jouée par la fabuleuse Lily Gladstone, une amérindienne lucide, mais déjà condamnée par la lourdeur de son héritage. Film nostalgie, où l’on retrouve le grain photographique très 90’s des Affranchis, la mou inimitable du grand De Niro en boss exécuteur, cette caméra en apesanteur qui semble volé aux côtés de ses acteurs, un film fleuve presque anachronique tant il prend le temps d’installer ses personnages par la minutie de son écriture, et une tension progressive qui saisit l’attention, passionne, et n’ennuie jamais malgré la durée quasi record du film (3h26, contre 3h29 avec The Irishman). Un film de cinéaste qui transpire l’idée de mise en scène à la minute par une forme old-school qui rassure, une fresque d’une Amérique souvent oubliée, celle qui a pillé, tué, et humilié la terre des natifs par l’appât de l’or noir, socle de son économie future. De son ouverture grandiose à sa fin clin d’œil qui rappelle le mouvement de caméra en conclusion du Fabelmans de Spielberg, Scorsese gagne son pari du retour en salle (même si il sortira en parallèle sur Apple +) avec ce film « immense », par son propos, ses acteurs, sa longueur, sa maitrise scénique unique, et l’émotion vive qui traverse ces 3 heures sans jamais créer d’ennui. Respect éternel.

Après avoir diné au Café Hoche, et perdu un rein en voyant la note salée en clôture, direction le rooftop du 3.14, sous la flotte, et une bière bien fraiche le cul dans un canapé mouillé. On se chauffe, et l’on débarque en fleur au Silencio pour écouter Dj Corinne, sa musique 90’s, fermer les yeux sous les stroboscopes, et essayer de déconnecter de ces heures d’écran qui commencent doucement à lancer une conjonctivite, et un mal de dos de papy. 3h du mat, il est temps de rentrer, et de se préparer pour une belle journée en perspective (avec notamment le dernier film de Michel Gondry et Todd Haynes).

Chronique sur la croisette #4 : Mimisme, romantisme et imaginatif

Quatrième chronique des retours à chaud du 76ieme festival de Cannes, avec notamment aujourd’hui le film de Todd Haynes en compétition officielle, et un détour très attendu à la Quinzaine des cinéastes avec le dernier film de Michel Gondry avec Blanche Gardin et Pierre Niney.

Et l’on repart en première projection du jour, dès 9h du mat’ pour découvrir le dernier film de Todd Haynes May December. Natalie Portman (Elizabeth) joue une actrice de télé de seconde zone en pleine préparation de son prochain long-métrage. Elle veut s’approprier son futur personnage (Gracie, jouée par Julianne Moore) qu’elle interprètera. Pas meilleur solution que de cohabiter avec elle pour comprendre son passé, mimer ses tics de visages et son maniérisme verbal. Il y a plus de 20 ans, Gracie, enseignante, défrayait la chronique avec une relation amoureuse avec un de ses élèves (Joe) d’à peine 13 ans au collège, prise la main dans le slip au fin d’une animalerie, le job étudiant de Joe. Drôle, caustique, et joueur, Haynes surprend, et gagne son pari de l’absurde par un processus de mimétisme fabuleux entre Portman et Moore : l’on voit progressivement le visage de Elizabeth collée à celui de Gracie, des détails comme la position des mains, ou une intonation jumelle. Au-delà de ce processus génial, Haynes s’appuie également sur une intelligence narrative très puissante et précise. Un film qui parle allégrement de nos errances, et une forme de vacuité de l’âme, avec en image finale, un pauvre téléfilm hyper mal interprété par Gracie, embrassant la médiocrité comme élan pionnier d’un désabusement vain.

Le trailer m’avait scotché, et j’avais coché cette séance depuis déjà quelques semaines. Je parle du premier long-métrage en sélection officielle de Banel et Adama du réalisateur sénégalais Ramata-Toulaye Sy. Et c’est une bien triste désillusion, en effet, le film semble errer comme une âme en peine, ne trouvant jamais le ton juste (politique ? poétique ? lyrique ?), jamais l’image qui touche, ni l’émotion qui captive. Un premier film loin d’être dénué de bonnes idées de mise en scène (cette fusion amoureuse qui se disloque face à l’incapacité évolutive d’une société captive de valeurs rétrogrades) mais trop léger pour figurer en sélection officielle. Brouillon, sans identité forte, Sy ne parvient jamais à enclencher son film, ni même à porter un discours qui semble ici convenu (le patriarcat et l’indépendance de la femme). Une vraie déception : lorsqu’un trailer touche plus que le film en lui-même, ça fait mal. Je ne trouve pas meilleure idée que d’aller pioncer un coup pour une sieste pas vraiment express au même moment que les nuages se dégagent, et que le soleil gagne enfin le ciel cannois. Complètement vampirisé par les salles, et comme un petit animal en quête d’obscurité, me voici à 17h sous les draps malgré la luminosité transperçant ma fenêtre. Jusqu’à ressortir au soleil couchant, pour découvrir avec excitation le dernier film de Michel Gondry Le livre des solutions.

Il restera forcément l’une des meilleures comédies françaises de l’année, Pierre Niney se balade dans ce rôle de réalisateur sociopathe, et Blanche Gardin lui répond avec tout autant de talent comique. Gondry s’amuse de sa propre histoire, grossit les traits d’un artiste imbuvable mais attachant, lit avec humour la loose des débuts, mais surtout la genèse d’une idée, celle qui bouleverse une carrière. Une idée, une inspiration descendue d’un cerveau curieux, qui ne cesse d’additionner dans une folie créative les inventions, pensées, dessins, une multitude d’échecs d’apparence, mais qui nourrissent la réussite future. C’est hyper drôle, une vanne à la minute, c’est tendre, efficace, ça manque bien sûr d’un fond plus solide, et une idée plus tranchée de l’acte artistique pour emporter la mention de grand film. Une pépite de comédie qui fait un bien fou au milieu de la lourdeur des sujets engagés en sélection officielle. La soirée aurait pu être folle, elle s’est stoppé nette à l’entrée d’un yacht. L’invitation était en poche, mais impossibilité d’y pénétrer pour une question de limite de personnes. C’est la loose, on s’était bien sapés. On y croyait. Mais finalement, pas si écœuré de rentrer avant 1h. Cannes est une course d’endurance, pas de vitesse, je sors donc ma carte Joker du soir. Et au pieu.

Chronique sur la croisette #5 : Disparition, somnambulisme et amour glacial

Le festival de Cannes continue, avec en grand favori pour la Palme le film de Jonathan Glazer, The Zone of Interest, vraie sensation. Mais la compétition continue avec une nouvelle journée très chargée, et notamment le dernier Aki Kaurismaki. 

Pour un premier film à 8h30 qui se prénomme Sleep, ce fout les jetons d’un gros roupillon. Lorsque l’on sait que le film est de Jason Yu, ex-assistant de Bong-Joon Ho (Parasite), ça rassure. La nuit, le sommeil, ont toujours été une source d’inspiration inépuisable pour l’horreur (Freddie qui s’immisce dans nos cauchemars). Ici, un homme soufre brutalement de somnambulisme, qui s’intensifie, et inquiète par son caractère agressif et imprévisible. Sa femme, traumatisée, va tenter de tout faire pour sauver son mari, et protéger son nourrisson. La mise en scène minutieuse installe la tension horrifique graduellement, prend le temps de poser ses indices, monter la sauce, il n’y a pas de superflu, la caméra immersive est directe, sans lignes de scénario en trop, un modèle presque trop scolaire, mais parfaitement fonctionnel. Il y a donc cette tension, mais aussi un message d’amour peu conventionnel baigné dans cette tragédie, un couple qui, quoi qu’il arrive, se mure dans un soutien sans failles, un amour inconditionnel malgré les drames, une métaphore de la maladie psychiatrique qui peut détruire un amour, mais qui peut également, parfois le consolider dans la douleur. Loin d’être mémorable, l’exercice est réussi. 

Après un déjeuner sur une plage au nom qui m’échappe, au milieu d’une convention de néo-zélandais qui gueulaient à gorge déployée leur bonheur de s’être tapé 24h de vol pour des gnocchis froids, on retourne en sélection officielle avec le film de Aki Kaurismaki Les feuilles mortes. En à peine 1h20, Kaurismaki déballe à son habitude son humour caustique, scandinave et pince-sans rire de génie, à son image, lui qui joua le pitre à sa montée des marches devant une audience déjà conquise avant même son entrée en salle. Mais pas que, une lecture politisée d’apparence silencieuse s’y associe et nous confronte à nos propres aberrations, chahute nos sentiments, et la gorge déployée se transforme en mine fermée : une émission de radio égraine les morts de la guerre en Ukraine dans l’indifférence, la classe ouvrière erre, désabusée, sans avenir dans des décombres d’une société occidentale anesthésiée et mortifère. Les bars tombent en ruine, le travail à l’usine remplace celui du supermarché, il n’y a plus de contact physique, l’amour est sans mot ni geste, l’amitié sans regard ni tendresse. Un grand « petit film », loin de la grosse démonstration de « film d’auteur » à coup de grandes idées balancées pendant des heures, Kaurismaki lui trouve par l’humilité et l’humour le moyen d’en dire autant.

On termine cette journée par le film de Victor Erice, Cerrar los ojos. Un acteur disparaît du jour au lendemain. Plus de 20 ans après, l’affaire refait surface, et son ami de toujours repart à sa recherche. Il y a tant de pudeur et d’amour dans la caméra d’Erice, un amour pour le cinéma (le formidable Manolo Solo dans le rôle principal joue un réalisateur qui va utiliser les bandes magnétiques de son film pour refaire surgir la mémoire du disparu) humain, sans grandiloquence malvenue. Cette ample fresque de 3 heures prend son temps, pose cette quête de l’identité, et son jeu de la mémoire avec une grâce suggestive et non démonstrative. Pas besoin de sortir les violons pour tirer la larme, quelques notes de piano, et des yeux qui se ferment suffisent à bouleverser dans un cinéma si élégant, et sans maniérisme. Il est même peu compréhensible de voir un tel film hors de la compétition (et dans la section un peu batarde appelée « Cannes Première »). Un grand film qui j’espère, trouvera une distribution à sa hauteur en France. « On va boire un verre ? », « Qui sort ? ». Il reste deux jours à tenir, je suis déjà sur les genoux. Cette fois-ci, je passe mon tour. Un peu de graillon à domicile pour se sustenter, et une émission de débile sur TMC finiront à m’achever.

Chronique sur la Croisette #6 : Amazonie, astéroïde et adolescence

Notre départ approche, encore 2 jours à se pincer pour garder les yeux ouverts dans les salles. On exagère, mais la fatigue commence vraiment à s’intensifier, et les odeurs des festivaliers en mal de douche à nous péter les narines. Au-delà de ses petits tracas, on espère encore des émotions fortes avec les derniers films à voir. Aujourd’hui, l’événement est le nouveau film de Wes Anderson et sa pléthore de stars, Asteroid City. Et c’est aussi notre dernière nuit : il faut marquer le coup d’une manière ou d’une autre. C’est parti pour notre avant-dernière chronique sur la Croisette.

On commence la matinée avec le film brésilien dans la section Un certain regard La fleur de Buriti de João Salaviza et Renée Nader Messora. En immersion dans les terres indigènes brésiliennes, on partage durant 2 (longues) heures leur survie en pleine forêt amazonienne face aux agresseurs, les « copē », les agriculteurs brésiliens qui volent leurs terres et animaux sauvages. Une jeune fille fait des rêves prémonitoires, une femme est sur le point d’accoucher, une manifestation regroupant plusieurs groupuscules indigènes s’organise contre Bolsonaro et sa politique de déforestation, une grande fête traditionnelle approche. Et avec elle, son terrible souvenir associé, un carnage de leur village  décimé par les « copē » avec femmes et enfants exécutés dans un bain de sang. La violence d’aujourd’hui est moins directe, plus pernicieuse, une invasion territoriale progressive qui pousse progressivement ce peuple martyrisé toujours plus loin à s’enfoncer dans une forêt hostile. Malheureusement, le film ne dépasse jamais son sujet, il n’y pas de trame narrative à laquelle se raccrocher, beaucoup de superflus (ce passage à Brasilia). Et des plans qui semblent interminables. Ce qui est problématique car coupe le spectateur du message, l’isole dans l’ennui plutôt que de le saisir. Car pour une fiction, la simple approche pédagogique ne suffit pas, et l’on finit ici dans cette zone grise problématique entre film et documentaire.

On enchaine avec un nouveau film en sélection officielle et en compétition, Club Zero de Jessica Hausner. On ne tient pas la Palme d’or (quoi que, le film est très Östlund compatible), mais celle de la bêtise. Hausner passe 2 heures à filmer le vide dans un essai vain et absent : une prof d’un lycée d’hyper-riches endoctrine un groupe d’ados. En gros, le message de cette « secte de la bouffe » est tout simplement de ne plus manger pour sauver la planète (changement climatique) mais aussi épargner son corps du vieillissement par la régénération de ses cellules par un mécanisme appelé « autophagie ». En plus de son côté bien-être, ce jeûne forcé est un parfait doigt d’honneur au capitalisme et son commerce intensif et hyper-productif. Ne plus manger leur permettrait donc d’atteindre un stade « spirituel » nouveau d’élévation de l’esprit. Malheureusement, le film est cantonné à son pitch (qui n’est pas à jeter) car rien ne découle de son idée originelle. Sans parler de cette mise en scène dénaturée, ces zoom avant/arrière répétés qui plombent une image défaite. Un message d’annonce au départ du film prévient qu’une personne atteint de troubles alimentaires doit éviter de le regarder. On pourrait allègrement élargir ce public…Là encore, le problème est son absence de ligne d’attaque : humour ? Anti-riche ? Anti-capitale ? L’impression de lire une ébauche de film sans écriture.

A peine le temps de pisser (mon gros traumatisme, cette peur inconsidérée d’envie d’urine en plein film, il faut que j’y aille avant, sorte de manœuvre gourou obligatoire avant toute séance) que l’on enchaine avec la projection presse du très attendu Wes Anderson Asteroid City. Et on peut l’écrire : Wes is back! Perdant de sa superbe sur ces derniers films avec une mécanisation de sa mise en scène, et surtout une lacune en émotions, et un discours inaudible souvent noyé dans ses excès (notamment de casting). Mais avec Asteroid City, qui raconte la réalisation d’une pièce de théâtre et sa mise en scène en parallèle, il filme le deuil, la période Covid et l’isolement, la beauté de la différence et de nos maniaqueries. Avec une scène sublime de poésie, de tendresse et de malice en milieu de film, puis celle d’une déclaration d’amour face à face (aux fenêtres) à sa fin, Asteroid City crée l’émoi autant que la fascination, et cela fait des années que ce n’était plus le cas. Wes Anderson nous raconte comme à son habitude des destins croisés, des souffrances, de l’amour, et des déceptions, la famille et les relations parents-enfants mais avec une telle grâce et intelligence qu’il soulève une émotion puissante, et qui restera. Et qui reste encore de longues heures après la projection.

Cette journée se termine avec un détour du côté de la Quinzaine des cinéastes, et un premier long-métrage chinois, A Song Sung Blue de Gěng Zi-Hán. La thématique est éculée (l’adolescence et ses grands bouleversements), mais la réalisatrice a le mérite d’y trouver à la fois une photographie inédite (bleutée, vaporeuse, évocatrice du souvenir et de la nostalgie) et une écriture cinglante (Liu Xian, la jeune ado de 15 ans n’est jamais la naïve de service, mais dégage une férocité et un aplomb d’enfer). Le film a également cette grande capacité évocatrice (on se reconnaît immédiatement dans cette ado à la recherche de modèle) qui nous parle, Liu Xian tombe en admiration face à l’attitude libertaire de cette jeune adulte, Mingmei, qui passe d’homme à homme, et qui ne recule jamais devant rien, force de la nature inspirante, et déclencheur d’une nouvelle destinée : la vie de Liu Xian trouve une nouvelle trajectoire au gré de cette rencontre parfaitement hasardeuse. Une forme de magie éphémère se déclare, et un premier film inspirant, et prometteur.

C’est notre dernière soirée, et on fait péter le resto indien, Masala et naan pour la grande régalade cannoise. On débriefe le Wes Anderson, on s’excite du Bellocchio de demain, puis on commande des margaritas sans sel sur le rooftop du 3.14. Mais c’est qui le type sur le canapé ? Sérieux, il me dit quelque chose : « Mec, c’est Top Chef ; le chef là. Glenn Viel ». Réponse sans tardée d’un journaleux : « Putain il faut que je le prenne en photo pour ma mère ». Il est 3h30, il est temps de dire au revoir à la nuit cannoise, et se foutre au lit avant la toute dernière journée de demain. Buena Notte.

Chronique sur la Croisette #7 : Clap de fin

Il est grand temps de s’arrêter, les cernes tombent, le bide commence à dépasser du t-shirt, et les yeux semblent indépendant du reste du corps, se fermant automatiquement à l’extinction des lumières. Comme chaque année, des déceptions et de vives émotions, l’impression que la semaine a défilé en quelques heures, et un (petit) pincement cardiaque de partir. Il faut désormais sortir la tête de la spirale cannoise pour retourner dans le monde réel. Mais avant cela, un dernier film, celui de Marco Bellocchio et puis notre palmarès perso avec l’espoir de voir couronner le film de Jonathan Glazer. Le vrai palmarès lui sera déclaré par son président Ruben Östlund ce samedi 27 mai.

On attendait un  chef d’œuvre, Bellocchio le titille. Rapito (« Enlèvement » en italien) raconte une période trouble de l’Italie papale, ou Pie IX kidnappait des jeunes enfants juifs pour les convertir de force au christianisme. L’unique solution des parents pour les récupérer était eux aussi de se convertir et délaisser le judaïsme. On suit l’histoire vraie de Edgardo, de son enlèvement à Bologne à son internement dans une école religieuse à Rome, jusqu’à sa vie d’adulte, 10 ans plus tard. Tout d’abord la photographie, absolument sublime, le jeu de lumière dans ce Rome de l’époque est somptueux, le cadrage millimétrique, pictural, en démonstration de force. Puis la mise en scène, et là Bellocchio en est maitre, et l’associe à un jeu du son et de la musique dément, qui se marie idéalement à l’action avec tonitruance, accentuant les effets démonstratifs, la violence à l’écran ou encore la torture de l’esprit que subit le petit Edgardo par ses effets sonores. Comme chez le film de Glazer, l’utilisation du son est ici fabuleuse, et primordiale dans la réussite implacable du film. Au-delà donc de sa réussite formelle, le film résonne tout autant avec une lecture contemporaine des dérives religieuses : endoctrinement des plus jeunes, lavage de cerveau religieux et détournement de ses messages, la toute puissance sectaire, l’importance de l’éducation, la violence de son absence, et les dérives des croyances. Rapito est un coup de maître que l’on espère primé samedi.

Même pas le temps d’une dernière bouffe cannoise à 30 balles le ceviche que le départ s’amorce. Et en tête, les folles réussites et les rageuses déceptions. Voici donc notre palmarès souhaité, nos mentions spéciales et les gros flops de cette semaine cannoise :

Palme d’or : Zone of Interest de J. Glazer

Grand prix du jury : Rapito de M. Bellocchio

Prix du jury : Les feuilles mortes de A. Kaurismaki

Meilleure actrice : N. Portman dans May December de T. Haynes

Meilleur acteur : D. Celiloglu dans Les Herbes sèches de N. B. Ceylan

Mise en scène : Wes Anderson pour Asteroid City

Nos flops, la catastrophe Jessica Hausner qui s’imagine disruptive avec son « Club Zero » mais qui se vautre dans la vacuité de son propos, là aussi le faux-film « générationnel» How to have sex hyper décevant, et finalement assez rétrograde, sans oublier la grosse déception « Banel E Adama » que l’on attendait si haut, et qui finalement s’est planté par son manque de clarté.

Nos deux gros coup de cœurs hors compétition, évidemment la fresque amicale de Victor Erice « Cerrar los Ojos » (avec un petit scandale en prime, il a appris sa non sélection en compétition le jour de l’annonce, raison de sa non-venue lors de la première du film, coup de gueule contre Thierry Frémeaux) et l’immense dernier film de Martin Scorsese « Killers of the Flower moon ». Avec en clin d’œil, « Le livre des solutions » de Michel Gondry, comédie hilarante avec un Pierre Niney en roue libre.

Ainsi se conclut les chroniques sur la Croisette, des papiers écrits entre 2h et 4h du matin qui méritent une forme d’indulgence, ou pas, un respect éternel ou une indifférence totale. Je ne sais pas, à vous de choisir. Quoi qu’il en soit, le rendez-vous est déjà pris pour l’année prochaine.