Festival de Cannes 2018

Chronique cannoise #1 : « Godard, une gueule d’ange, et des kurdes féministes »

Il est si tôt que les ivrognes sous taz’ n’ont même pas encore entamés leur course de survie jusqu’à leur quartier du 19ièmearrondissement. Les rues sont désertes, le taxi silencieux, et les lueurs d’un nouveau jour baignant l’horloge de la Gare de Lyon accompagnent mon arrivée enfarinée dans un train à l’atmosphère tout autant apaisé. Les sièges sont désertés, une succincte discussion autour d’un scénario mal écrit devant moi, et de longues heures d’attente éternelles vers la terre promise. L’excitation est intacte, la danse viscérale d’une nervosité maladroite attaque mon ventre noué par un jus d’orange trop acide. Et puis cette idiote pensée : pourquoi revenir chaque année ? Et s’imposer alors un manque de sommeil terriblement préjudiciable à mon âge trop avancé, cette file d’attente interminable pour accéder au film russe de 4 heures dont tout le monde parle, de la bouffe chinoise en barquette entre deux capots de Renault et cette ambiance bling-blingo-intello-Weinstein dont tout le monde rêve de loin et vomit de près ? Mais au fil des tunnels qui s’enchainent, la réponse est systématique : comment résister à l’appel du meilleur du cinéma mondial imposé à nos yeux pendant 10 jours, sentir la tension d’un public qui gronde, ou l’émerveillement d’une salle de critiques à la larmes facile, comment ne pas vivre passionnément ce sentiment terriblement égoïste d’être au centre du monde pendant quelques jours, croisés le regard d’une ivre starlette pendant un débat sans fin et souvent d’une ivresse tout aussi interminable avec le fameux journaliste que l’on croise une fois par an à Cannes. Le festival de Cannes est un monde parallèle qui épuise, que l’on se promet de vivre à une distance, une fois, pour voir. Mais comme une dépendance bien ancrée dans une peau rosée par le vin de quartier, il terrasse et gagne chaque année la bataille : on ne peut plus s’en passer. 

Il est l’un des films les plus excitants de cette nouvelle sélection, le daron qui veille, de son regard désormais inquiétant et ses idées parfois sombres venues de la profondeur du Lac Léman. Godardrevient avec « Le livre d’image », comme un automatisme kubrickien au salut nazi, ce bras qui se lève machinalement dans Dr Folamour. Godard c’est Godard. Et comment snober sa nouvelle création, lui qui se pavane déjà sur l’affiche du festival avec ce baiser entre Belmondo et Karina dans Pierrot le fou. Première projection, et déjà premiers frissons. Déformer la norme, répartir un film sur les 5 doigts de la main, et déverser Bécassine en figure de proue d’un mutisme féminin occidental, orgueilleuse petite Europe face à l’Arabie et sa beauté millénaire. Les tableaux s’enchainent dans une cacophonie à la limite de l’audible, les références cinématographiques sont multiples et notamment à l’Atalante de Vigo, mais là n’est pas le message inhérent aux propos d’un Godard qui n’a jamais été aussi politisé depuis son « Film socialisme » présenté à Cannes en 2010. On recense quelques moments de grâce où les larmes montent, l’humour noir godardien qui nous transperce et une portée générationnelle indéniable à la répétition de ses images, paroles, citations qui s’entremêlent comme un Pollack en HD. Très perturbant, Godard qui a déstructuré les mots avec « Adieu au langage » en 2014 s’attaque ici à la vision de l’Europe sur un monde arabe qui n’est visé qu’à travers le prisme de l’Islamisme. Brillant. A peine sorti de cette première projection dans le Grand Palais Lumière (et bien sûr, Godard n’était pas présent non plus cette année) qu’il faut enchainer avec le second film en compétition officielle de la journée, Les Eternels de Jia Zhang-Ke. Repéré en 2013 avec « The touch of Sin » et le prix du scénario à Cannes, Zhang-Ke s’attaque par le prisme de l’évolution technologique (l’histoire s’étend  de 2001 à 2018 à travers les marques de smartphone) à une histoire d’amour entre une jeune femme candide et d’apparence naïvement idiote et un roi de la pègre de quartier. Zhang-Ke souhaite nous parler d’amour à travers une relation sans sexe, sans tendresse, comme si l’amour était un devoir, une obligation éthique sans sentiments. L’angle est certes porteur, mais le résultat est glaçant : aucune émotion ne laisse transparaitre à travers ces deux (très) longues heures. La mise en scène est certes brillante, calibrée à la virgule et baignée dans une bande-son tout aussi juste, mais l’ensemble entraine un film probablement trop propre. On ressort avec un goût âcre de fadeur bien moite au fond de la gorge. Les quelques malheureux applaudissements en fin de séance ne s’y trompent pas. Réussir à filmer la froideur sans frigorifier le public n’est pas aisé. Et malheureusement, on est tous sortis congelés.

Pour cette première soirée, il fallait absolument passer bouffer son Magnum sur mesure sur la plage portant son nom. Après avoir bu une dizaine de coupettes, et s’être trempé les fesses dans un sable humide, il était temps de danser sur du Pump it up autour de la famille de La Clique de la grande époque. Mais la nuit est comme le jour, à Cannes, il faut toujours courir. Et c’est à la Villa Schweppes que continue la soirée avec le concert de Arnaud Rebotini. Avec comme point d’orgue sa fameuse reprise de Brosnki Beat, BO du coup de cœur de l’année dernière 120 BPM. La musique est forte, belle. Les gens, un peu moins. Alors on s’échappe vers le rooftop du Five Season et découvrir un appartement sur les toits, l’AME. On croise Nicolas Ullmann et les gars de Radioooo, et on écoute avec tendresse une reprise au piano de Bohemian Rhapsody par un illustre inconnu. La tête tourne plus vite que mes pas, il est temps de rentrer.

Pour cette seconde journée cannoise, une petite virée du côté d’Un certain regard s’impose. Et ce pour découvrir le tout premier film de Vanessa Filho« Gueule d’ange »avec Marion Cotillard en mère alcoolo, incapable de s’occuper de sa petite fille qui se transforme elle aussi en alcoolique des bacs à sable, peinturée comme la mère indigne, une sorte de prostitué bon marché qui enchaine les mariages ratés. Cotillard en fait des tonnes et se la joue Asia Argento dans Le Livre de Jérémie ou plus récemment Bria Vinaite dans The Florida Project. Ses apparitions à l’écran sont plutôt gênantes, en mode fausse bourée qui part dans les aigues, mais bien heureusement que la jeune Ayline Aksoy-Etaix, vraie révélation, soutient l’image et emmène au fil des minutes passants le film dans une autre sphère. Au départ cliché et bourrés d’erreurs de mise en scène (comme chaque premier film), il se transforme en une ode à la différence, à la violence par la silence d’un enfant qui n’en dit jamais trop, et à une solitude si profonde qui amène à toutes les déviances. Bien entendu, l’impact par ce visage enfant (« gueule d’ange ») sidère et transperce plus que le mal-être maladroit de la mère. Et c’est bien les dernières minutes qui envolent le film vers sa réussite. Une réussite tout fois relative mais comme premier banc d’essai, on pourrait déjà penser à une Caméra d’or. La journée s’enchaine entre deux nems tièdes, une bière fraiche au bord d’une piscine remplie de gens intelligents (du moins d’apparence) et après avoir croisé le chemin de la réalisatrice de « We, the Coyotes » sélectionné à l’ACID, il est déjà l’heure du très attendu « Les filles du soleil » de Eva Husson. Fier de lance de la sélection présidée par Cate Blanchett, Husson met en scène une journaliste de guerre entourée de combattantes kurdes contre l’Islamisme radical et le drapeau noir qui flotte sur les bordures du Kurdistan. Ces femmes dépeintes en héroïnes, accouchant debout, prête à mourir plutôt que de subir un esclavage sexuel atroce, ces femmes, dont la sublime Golshifteh Farahani, dont on aurait finalement aimé dépasser le simple portrait. Car malgré un sujet passionnant qui ouvre une porte béante à la position de la femme dans le monde contemporain, elle se referme vite et violemment. Et c’est donc à travers un simple film de guerre, néanmoins parfaitement mis en scène dans une tension permanente qu’Husson décide de jouer la carte du concret plutôt que de l’abstrait, tentant tant bien que mal de sauver son message (absent) par un discours de prix Nobel woman-power à la fin d’un film finalement très superflu. Loin d’être un raté, Les filles du soleil détonnent par sa simplicité presque naïve et américaine, nous qui aurions préféré une attaque frontale sur les idées plutôt qu’à travers des balles de kalash qui sifflent.

Chronique cannoise #2 : « Un ange, des loosers, et de l’amour »

Après avoir touché du doigt la grâce humble et rurale de la Toscane avec La Meraviglie et son Grand prix du jury en 2014, Alice Rohrwacherrevient en compétition officielle avec « Heureux comme Lazzaro »,très attendue. Baignant dans la nature italienne quelle affectionne particulièrement, en rajoutant cette fois de la grandiloquence avec de sublimes plans aériens, Rorhwacher bascule rapidement dans une fable contemporaine déroutante. Car au départ, nous voilà perdu dans une époque inconnue, où le temps s’est arrêté, une cinquante de personnes restés bloqués dans un âge féodal travaille gratuitement pour une tyrans comtesse, reine du tabac et donc de l’esclavage. Lazzaro rayonne parmi eux par son visage angélique, figure religieuse, icône intangible d’une morale infaillible. S’associe à lui Tancredi, jeune bourgeois, le blondinet fils de la comtesse, devant complice avec Lazzaro en organisant son faux enlèvement pour emmerder maman. Le film est alors sur un fil conducteur bien marqué. Jusqu’à ce que Rorhwacher twiste son scénario et transforme cet bel été italien en une fable naïve, parfois enfantine mais désormais ancrée dans la violence dune société moderne où les beautés du monde sont oubliés, piétinés, pillés. Si l’on était de mauvaise foi, on pourrait presque croire à une ode au Mormonisme et au retour idiot à la simplicité de la vie. Mais je crois sincèrement que là n’est pas le message. Par cet effet de bascule, « Heureux comme Lazzaro » nous plonge dans un moment rare, hors du temps, une de ces émotions que l’on aime sentir au cinéma, voir se créer l’extraordinaire dans l’ordinaire d’une mise en scène humble, et tellement sincère. Je n’en dévoilerai pas plus mais Rorhwacher ne nous a pas déçu. J’ose espérer un prix. Qu’importe lequel.

On enchaine avec « Le Grand bain »de Gilles Lellouche, de l’acteurs bankable à la pelle (Poolvoerde, Effira, Amalric, Canet, Bekhti), le nouveau petit génie de la comédie (Philippe Katerine) et le tout dans un pitch improbable (une équipe de loosers tous perdus entre alcoolisme, dépression et carrière minable se rassemblent pour former une équipe de natation synchronisée masculine) : résultat des courses, on se marre souvent, on s’ennuie un peu, et on pardonne rapidement les maladresses d’un Lellouche qui filme ses potes comme un film de vacances, intimiste mais pas une seule fois pathétique. Ca sent l’énorme carton au box-office avec cette comédie efficace, à la bonne vanne bien sentie, qui joue avec la tristesse quotidienne de cette génération entre 40 et 50 ans qui ne savent plus baiser, ni même respirer correctement. C’est super drôle, et ça fonctionne presque jusqu’à la fin, où la bien-pensance du producteur finit par l’emporter forcément avec cette morale à la con dont on se serait bien passé. Mais allez, ça donne une caution familiale avec cette grosse entreprise à fric. Mais hônnetement, le film est inattaquable car sans prétention, uniquement celle d’une bonne vieille comédie française bien tapée. Je n’en demande pas plus. Mention spéciale à un Katerine toujours aussi bon, et un Canet qui s’est vachement bien joué les enculés. Un peu de hauteur après ce début de final sacrément pesant, ça fait du bien.

Le vent se lève, la pluie s’abat sur ma petite carcasse frêle et indigente. Ca fait 20 minutes que j’attends comme un con pour entrer dans cette putain de soirée de Gaspard Noé et son film Climax. Premier vrai échec de ce festival, l’abandon et le retour de la honte sous une pluie battante dans mon petit studio cannois. Je n’ai pu tenir bon, me battre avec ce fichu carton pour pénétrer l’antre de la teuf de la plage Magnum. Allez, on retente le coup demain. Il faut vraiment dormir. Un peu.

Quand une télévision japonaise m’agrippe pour parler de Asako 1 & 2du réalisateur japonais Hamaguchi en fin de projection, je me suis quelque peu enflammé en parlant d’un film naïf, rohmerien et baigné dans une réalité qui dépasse son propre auteur. Avec un peu plus de recul, je me vois moins emballé que mes dernières larmes d’une scène finale touchante m’ont fait croire. Aussi simpliste dans l’écriture qu’un Hong Sang-Soo, on retrouve ici un chassé-croisé amoureux dans un couple d’une banalité presque effrayante, ou la femme tombe amoureuse du sosie de son ex, devenue starlette pour adolescent avant de recourir dans ses jupons pour finalement se rendre compte, seul au milieu d’une route déserte, qu’elle a fait le mauvais choix amoureux. D’apparence donc d’une banalité crasse, la beauté comme dans un Paterson de Jarmush par exemple réside dans la normalité, la routine, l’humour situationnelle et du quotidien. Sans jamais ennuyer, mais sans non plus emballer, Hamagochi joue la carte de l’émotion à travers la naïveté et l’épuration d’une mise en scène très géométrique. Mais malheureusement, si l’on reprend en comparaison Jarmush, il faut alors réussir une mise en scène brillante, d’une justesse absolue pour toucher et retourner le ventre du spectateur. Et malheureusement, après de longues minutes post projection, il ne reste plus grand chose en fond de gorge, l’émotion vive ressentie en fin de film s’est dissipée si vite que me voilà déjà dans la file d’attente pour le nouveau film de Spyke Lee, en ne pensant qu’à sa réussite espérée. C’est décevant car j’ai ressenti E dessiner les lignes d’un grand film. Mais au moment il devrait s’enlever, il retourne trop rapidement sur ses pieds. Sans jamais créer le déséquilibre nécessaire à un film réussi.

Chronique cannoise #3 : « Violences : raciale, physique, sociale  »

Le retour de Spike Leeétait très attendu. La colère gronde et il utilise avec « BlackKklansman » une histoire vraie d’un jeune policier noir infiltrant le Ku Klux Klan pour dénoncer toute son aversion envers Trump et son silence pesant, voir même son approbation susurrée envers les débordements aux Etats-Unis des suprématistes blancs. Il montre d’ailleurs des images du discours en fin de film et se permet d’utiliser ses phrases de campagne (« America great again ») et les faire prononcer par David Duke, joué merveilleusement bien par Topher Grace, grand manitou du KKK pour le clin d’œil, poing dans ta gueule. Vous l’aurez bien compris, le film dépasse l’enquête brillamment mise en scène avec John David Washington, le black qui gère l’enquête à distance et Adam Driver qui joue le blanc xénophobe à l’intérieur de l’Organisation. Tous deux tentant de déjouer un attentat à la bombe. Tout fonctionne, Spike Lee est un excellent conteur d’histoire comme sait parfaitement le faire le cinéma américain. La base policière est haletante, et le fond percutant. Comme expliqué précédemment, le parallèle est frappant entre cette périodes du racisme quotidien et la génération Trump qui vient désormais bafouer des années de luttes anti-raciales. On ressent tant de colère, un film de révolte, et malheureusement presque indispensable, tant notre époque se morfond désormais dans un abandon des luttes d’antan. 

Allez on fait une petite pause cinéma, pour parler bouffe avec les deux chefs qui bossent à l’AME, ce rooftop fou du festival où l’on a découvert d’ailleurs Corine en live le soir même. Je cours donc sur cette terrasse du Five Seas, un hôtel luxueux en plein cœur de Cannes pour rencontrer le chef du Rooftop, le célèbre Arnaud Tabarec, bien connu notamment dans Hell’s Kitchen sur NT1. Très agréable moment de partage, où il vante cette fameuse folie cannoise, les rencontres improbables, et surtout sa cuisine moderne, familiale, d’échange. Et surtout authentique s’attaquant d’ailleurs volontiers à la fameuse nouvelle cuisine « pince à épiler ». Je rencontre ensuite Francesco de Stefano qui lui prendra les reines du restaurant du Perchoir Oberkampf à Paris début juin. Là aussi l’échange est tout aussi agréable, de ses origines italiennes à son travail chez Joël Robuchon, il veut désormais lui aussi instaurer un climat unique dans son futur restaurant, me parlant notamment d’une table d’hôte à part, où ses convives privilégiés pourront lui demander à peu près tout, sans menu défini. On a hâte de découvrir tout ça.

Quelques coupettes de champagne dans un cocktail de maquillage improbable, et il temps pour moi de partir pour le Lars Von Trier, signant son grand retour après le dérapage incontrôlé en mode « Hitler est pas si mauvais » et devenant alors persona non grata du festival. Je n’irai pas par quatre chemins, « The House that Jack built » est une réussite totale. On suit le parcours de Jack, un serial-killer qui prend un plaisir inoui à tuer, torturer, et jouer avec la faiblesse de ses victimes. Le film se compose en 5 chapitres correspondant à 5 tueries, pour finir dans par un épilogue en juge de paix et damnation éternelle avec l’intégration de quelques images nazis et de la fin majestueuse de Melancholia, notamment pour répondre à la critique de sa dernière venue cannoise. Le film est d’une violence inouïe, immorale, souvent perturbant mais d’une férocité et d’une liberté totale. Certes, la salle a pu se vider quelque peu au regard de deux trois scènes peu supportables mais quel film ! Lars Von Trier est bien de retour au sommet de son génie après il faut le dire quelques ratés (Antechrist, Nymphomaniac). Matt Dillon est fabuleux dans ce rôle de psychopathe à la rhétorique toujours parfaite, un humour noir exquis (par exemple, il demande de choisir le couteau que souhaite sa victime) et un regard d’une folie sereine, qui te remue le ventre à presque te faire gerber. Mais c’est surtout cette fin qui emporte la réussite du film avec un tableau melancholiesqued’une beauté absolue, ce jugement dernier dans les bas-fonds de l’enfer et cette réalité qui se distorsionne pour nous faire perdre pieds, et nous abandonner dans les méandres du mal et de l’inhumain. J’ai du mal à saisir le choix de ne pas l’avoir intégrer en sélection officielle, lui qui aurait eu toute sa place au milieu du commun et de l’ordinaire du reste de la sélection. Peut-être en effet trop détonant dans l’homogénéité souhaitée. 

Là non plus je ne tortillerais pas mes petites fesses rebondies. Nous sommes le 15 mai 2018, il est 20h24 et à cet instant,« En guerre » de Stéphane Brizé est ma palme d’or. Et pourtant, le côté combat de cheminot avec un Lindon qui va en faire des caisses, je pensais souffrir pendant deux longues éternelles heures,  épuisé à l’avance de me taper ce docu-fiction d’extrême-gauche. Et pourtant, quelle claque ! L’histoire est basé sur une révolte ouvrière contre une société allemande qui décide à Agen de fermer une usine de production de pièces de voitures faute d’une rentabilité suffisante après que les salariés aient travaillé plus en gagnant moins depuis 2 ans. A travers cette histoire, on suit la trajectoire du personnage de Vincent Lindon, en révolte permanente, au sommet et tellement à l’aise dans ce rôle presque inné pour lui. Je suis persuadé qu’il n’a même pas eu à feindre tant d’émotions, on le sent si habité dès les premiers mots prononcés. On découvre alors un film de guerre sociétale, de lutte externe contre les dirigeants, le gouvernement français et bien sur intestine, intersyndicale, ce qui entrainera d’ailleurs sa perte. Et là réside la beauté de la mise en scène de Brizé, une conviction, une hargne, un combat que l’on sait perdu d’avance, mais dont son renoncement est inacceptable, car la vie de milliers de salariés, de femmes, d’enfants est en jeu. L’intensité rend le film suffoquent, d’une brutalité incessante, le feu se nourrit de nos émotions révolutionnaires, la colère gronde, la révolte est proche. Et aussi brusquement, nous devenons des salariés bientôt licenciés, nous sommes avec eux dans la rue, à s’enchainer aux portes de l’usine, à envahir le MEDEF, nous devenons partis présentes d’un combat qui devient alors pour nous, spectateur, vital. Je n’irai bien entendu pas raconter la conclusion du film mais qui est là aussi d’une telle violence qu’il en sort aisément une crise de larme et surtout, lorsque les lumières se rallument, un respect immense et un applaudissement nourris pour une telle performance à la fois d’acteurs mais surtout de mise en scène. Après « La loi du marché » bien entendu dans une thématique parfaitement similaire, Brizé touche une sphère plus haute car il arrive à dépasser le film d’ouvriers en colère pour en faire un grand film dramatique, primitif, bouleversant. Et bien sur, ancré dans une réalité française souvent oubliée. La violence ressentit avec Lars von Trier est ici aussi intense, mais bien sur d’un genre totalement différent. Et là aussi, la tête chauffe et on ne ressort pas indemne d’une telle projection. Car la violence sociale sait être tout autant atroce que la violence physique.

Chronique cannoise #4 : « Hipster, nanar galactique et toiletteur pour chien  »

Je commence à tirer la langue. Ces 5 premiers jours me paraissent une éternité, mon genou gauche commence à siffler mal, mes jambes tremblent, et le champagne commence à me dégoûter : Dieu sait que ce n’est pas bon signe ! Je fais tout de même l’effort d’aller saluer l’équipe de « En guerre » à la plage Magnum. Et j’ose m’emballer auprès d’Olivier Gorce, scénariste avec Brizé, en lui souhaitant la palme. Car nous sommes d’accord, aucun vrai coup de cœur depuis le début du festival, aucun film ne semble se dégager, à part donc depuis aujourd’hui cette guerre de Stéphane Brizé, critiquée dans la précédente chronique. On s’amuse du feu d’artifices démentiel de la soirée Star Wars avant que les yeux se décident de se fermer tous seuls. Il est temps d’abandonner. Dormir. Un peu. Car le réveil sera très matinal.

7h30. Que je déteste cette putain de sonnerie. Mais après avoir tant aimé It Follows, j’attends énormément de ce nouveau film du branchouille américain David Robert Mitchell et son Under the silver lake. Il est clair que la branchitude absolue d’un tel film, bercée notamment par l’influence direct de Richard Kelly, va rebuter la plupart des vieux croutons cinéphiles déçus de ne pas pouvoir s’extasier sur les frères Dardennes. Andrew Garfield, looser au t-shirt crade et à la culture geek s’ennuie à crever. La rencontre avec une jeune blonde au physique hollywoodien va tout changer et le faire basculer dans une chasse au trésor ubuesque, trouvant des indices dans la culture de masse (un carte Zelda dans un paquet de céréales, un score de base-ball, un titre d’un groupe de hipster). S’instaure alors une course à étapes à travers l’underground de LA, majoritairement des lieux de vies nocturnes éphémères, à la recherche de cet amour perdu, un amour tout aussi futile que ses rencontres au fil de sa quête introspective. On rentre alors dans un jeu fou de carte au trésor, de signaux irréels qui se cachent dans les bas-fond d’une mégalopole paumée, désabusée, une Hollywood n’existant qu’à travers l’image qu’elle pense renvoyer. Et puis l’horreur arrive, les meurtres, le sang, les disparitions. Mais Sam, dans une ambiance ironique lynchienne sait à chaque fois rebondir et trouver la voie de sortie de ce labyrinthe psychologique complément dément, se terminant par une conclusion psychédélique à la « Southland Tales ». Le principal reproche que l’on pourrait faire à cette énorme bouffée d’oxygène dans cette sélection officielle qui ronronne un peu, c’est l’hipsterisation massive du film à toujours chercher l’image cool, la musique trendy qui va bien, la blague référencée et l’image léchée. Trop branché pour être vrai ? En tout cas après It Follows, Robert Mitchell confirme son statut de nouvel espoir du cinéma américain après que Jeff Nichols, lui désormais confirmé et déjà sélectionné à Cannes avec Loving l’année dernière, ait possédé cette place royale.

À peine sorti du Théâtre Lumière que je me retape les 24 marches. Malgré des bruits de couloir terrible, je m’impose le nouveau spin-off de Star Wars, « Solo »du très modeste cinéaste Ron Howardvenu sauver la baraque en dernière minute après que les mecs des films Lego aient foutu en l’air le film en y intégrant apparemment trop d’humour. Autant l’on pouvait raisonnablement s’enthousiasmer pour les nouveaux volets proposés par Disney, autant ce Solo est une bouse intergalactique bien cradingue. Et dès les premières images, avec le charisme de hareng de Alden Ehrenreich et une scène d’action d’un autre temps, on sait déjà au bout de quelques minutes que l’on assistera à un vrai nanar détruisant allègrement la relation si particulière Chewbacca, Han Solo des précédents opus. Le scénario n’a aucun intérêt, parfois même incompréhensible avec des raccords douteux, les scènes d’actions sont mêmes elles ratées et mal réalisées, et puis bien entendu le Lando Calrissian et Han Solo jeune pâtissent violemment de la comparaison avec leurs personnages plus âgés. Insipide, et indigne d’un univers Star Wars. On boude sévère à la sortie.

Troisième projection de la journée avec Burning de Lee Chang-Dong, déjà apprécié dans la sélection Un certain regard avec « A girl at my door » en 2014. À travers le personnage de Jong-Soo se dessine la naïveté et l’authenticité de la campagne et des terrains reculés de la Corée du Sud. Face à lui, Ben, prénom à l’américaine, fervent représentant la jeunesse dorée coréenne, roulant en Porsche et dont l’origine d’un argent coulant à flot reste obscure. Entre les deux, Haemi sublime jeune femme partagée entre l’amour de ses racines agricultrices et la superficialité d’un lofteur à la peau délicatement poudrée et au regard idiot, et ennuyé. La puissance du film réside dans la mise en abime de cette opposition culturelle violente entre la ville et la campagne dans une société coréenne perdue dans une fuite des campagnes. Le visage victimaire de Yoo Ah-in (en course pour le prix de la meilleure interprétation) se transforme peu à peu en un regard excédé, la violence orale qui se dessine puis bascule dans une violence physique explosive, résultante d’une frustration et d’une haine viscérale de l’évolution d’une société qu’il ne comprend plus. Quelle épreuve de force ! La mise en scène brillante de Chang-Dong laisse transparaître cette tension au départ amoureuse avec ce couple à 3 puis criminelle (et je ne vais pas plus loin sur ce thème) le long de scènes à la photographie superbe, tournée en lumière naturelle, on se croirait avec certains plans dans un Monet de premier ordre. On ressort marqué par quelques scènes d’une rare justesse, mettant en jeu ce jeune agriculteur à la puissance sourde, ressentant la violence viscérale d’un amour qu’il voit disparaître avant de rendre justice de sa propre perte. Il est clair qu’avec « En guerre » de Brizé, c’est un second coup de cœur palmable.

Matteo Garrone nous avait totalement paumé avec sa fable un brin pathétique Tale of Tales en 2015, il revient cette année avec « Dogman ».Assenant les clichés d’une Italie du Sud pauvre et en galère, Garrone nous délivre une succession d’images redondantes, accablantes de simplicité, dans un scénario tenant dans la paume d’une main d’un enfant de 5 ans. Un toiletteur pour chien slash dealeur de cocaine se retrouve engrener dans des situations violentes et dangereuses par un toxicomane psychopathe prêt à tabasser n’importe qui et n’importe comment pour son pochon de poudre. Aucune passion, aucune émotion ne transparaît de cette course poursuite idiote entre ce triste homme jouant à merveille l’idiot du village bonne poire et sans esprit (Marcello Fonte, lui aussi en course pour le prix d’interprétation) et le trou du cul ultra violent sans âme, le regard bovin avec comme seule réponse la destruction. Et l’inversion des rôles au point d’orgue du film à la Tarantino n’est même pas si agréable. Sans compter sur une fin qui patauge, à l’image de sa mise en scène finale bancale. Sacrément mauvais.

Il est tard, il faut rentrer. Tiens, une porte entre-ouverte, des balcons qui hurlent et une musique de mauvais goût qui résonne. On fonce, tête baissée, l’air d’être invité. En résulte une fiesta dégoulinante de sueur et de bières tièdes de la maison de production LOCO dans leur appartement cannois. On croise des regards plus ou moins éveillés, et surtout sacrément beurrés. Mais enfin une fête authentique. Ca rassure sur le genre humain pendant le festival de toutes les deviances. Allez, un verre de rosé humide qui tiède et on déguerpit au lit.

Chronique cannoise #5 : «Chialerie, rock soviétique et palmarès »

Quand la team Bonbon débarque sur la Croisette, forcément il faut savoir les recevoir. Ça donne alors un premier Spritz à midi, des souvenirs vaporeux qui s’enchaînent, un concert de Parcels à la Villa Schweeps, la teuf du génial site internet Radioooo à l’AME (le fameux rooftop du festival) et des afters qui s’enchaînent jusqu’à oublier de se coucher. Ça donne un dernier jour de loose assurée où la plage et le beau temps de retour sont vus comme un cadeau du ciel pour survivre à la gueule de bois de l’année. Subir en silence, et se taper un ceviche bien tassé pour enfin réussir à faire tomber les lunettes noires.

Mais avant cette dernière nuit de perdition entre collègues, il était obligatoire de découvrir le fameux Capharnaüm de Nadine Labaki. Ah je les vois les pisses-froids (dont je fais généralement parti par ailleurs) qui hurlent au misérabilisme et à la course à la larme chaude. Oui, j’admets que l’utilisation de ralentis limites et certains plans à faire sourire sont très maladroits. Mais lorsque le film se durcit et que la justice intervient sur la question du droit des parents à procréer, Labaki dépasse alors le simple film tire-larmes sur la survie d’un enfant abandonné dans les bidonvilles, on suppose de Beyrouth ou en tout cas au Liban, et impose alors une mise en scène qui prend une autre ampleur. On perce alors à travers cette histoire d’abandon, de maltraitance d’enfants et de survie la vraie question du film, celle que la justice traite à la demande du sublime Zain Alrafeea (a peine 10 ans, et une performance exceptionnelle) qui poursuit ses parents en justice pour l’avoir mis au monde. Bien évidemment on fond en larmes à plusieurs reprises, le regard dans le vide et la tête qui tourne après la projection, le ventre retourné et cette sensation d’avoir pris une énorme claque dans la tronche. Puis l’émotion descend, et il est vrai que de nombreuses facéties idiotes viennent salir l’ensemble (notamment une histoire entre un nourrisson et sa maman éthiopienne arrêtée par la police locale). Mais quelle performance de ce gamin, et quelle violence cinématographique qui a la présence d’esprit de poser une question rarement abordée. Capharnaüm n’est donc ni la daube ni la bombe annoncée par les rumeurs des distributeurs qui se sont battus pour choper le film. Il est un bon film, puissant mais grillé par un excès émotionnel et quelques scènes brouillonnes et idiotes.

Ce 71ieme festival de Cannes se conclue pour moi par une séance de rattrapage pour voir Leto de Kirill Serebrennikov. Encensé par la critique en début de festival, je me fais quelque peu influencé sur ce coup là. Mais sans aucun regret car comme vous le lirez ci dessous, il fait parti de mon palmarès. On se retrouve au début des années 80 à Leningrad en plein URSS dans le milieu du rock soviétique. Un concert est organisé. Pendant que Mike et sa bande chante l’incisif titre « tu n’es qu’une merde », la direction de la salle de concert tente de maintenir assis l’assistance et d’interdire le remuage de tête. Mais le thème du film et là où réside sa force n’est pas dans le combat d’imposer le rock dans un pays dictatorial, jouant ici un simple rôle de contexte, mais plutôt dans l’histoire d’amour de Mike et sa femme Natasha. Cet idylle amoureux va être mis à l’épreuve quand le beau Viktor débarque sur une plage déserte, guitare sous le bras, représentant de la
Nouvelle scène émergente, plus incisive et musicalement beaucoup plus moderne. Natasha tombera peu à peu dans ses bras, alors que Mike ne pourra qu’accepter la situation. Accepter qu’il est peu à peu dépassé (tout en aidant Viktor à enregistrer son premier album) et cette amourette naissante avec sa femme. À travers plusieurs scènes réalisées sous le forme de vidéo-clip en reprenant des titres bien connus (Lou Reed, Sex Pistols), et le choix du noir et blanc, Serebrennikov rend à la fois hommage au rock‘n’roll dans sa forme la plus large, au combat underground d’une musique générationnelle porteur de révolte et d’espoir mais aussi d’un trio amoureux qui s’accepte avec une vision libertaire moderne. Les thèmes s’accumulent mais le film ne s’essouffle jamais. Bien au contraire, dense mais léger avec un vrai plaisir jouissif d’écouter cette bande-son superbe. Très belle conclusion de festival.

Une crêpe, une San Pé, un peu de sable entre les orteils sur la plage. Et il est grand temps de rentrer dans un TGV plein à craquer, contrairement à l’aller. En guise de conclusion et de résumé de cette folle semaine, voici mon palmarès 2018 :

Palme d’or : Burning de Lee Chang-Dong
Grand Prix du jury: En guerre de Stéphane Brizé
Prix du jury : Leto de Kirill Serebrennikov
Prix d’interprétation : Marcello Fonte dans Dogman de Matteo Garrone et Zain Alrafeea dans Capharnaüm de Nadine Labaki
Prix d’interprétation féminine : Zhao Tao dans les Éternels de Jia Zhang-Ke
Prix du scénario : Heureux comme Lazzaro d’Alice Rorhwacher
Prix de la mise en scène : Under the silver lake de David Robert Mitchel


Le verdict est tombé. Et vous le verrez, je suis très loin d’être en accord avec le jury, qui comme chaque année, préfère le message politico-social plutôt que la réussite cinématographique. Et c’est bien dommage.

Palme d’or : Une affaire de famille de Hirokazu Kore-Eda
Grand Prix du jury: Blackkklansman de Spike Lee
Prix du jury : Capharnaüm de Nadine Labaki
Prix d’interprétation : Marcello Fonte dans Dogman de Matteo Garrone
Prix d’interprétation féminine : Samal Yeslyamova dans Ayka de Sergey Dvortsevoy
Prix du scénario : Lazzaro Felice de Alice Rorhwacher et 3 visages de Jafar Panahi
Prix de la mise en scène : Cold War de Pawel Pawlikowski

Palme d’or spéciale : Le Livre d’image de Jean-Luc Godard