Y’a quoi au ciné ? Fin février 2024

L’article est à retrouver sur le site internet du Bonbon Nuit

Alors que le monde du cinéma français s’apprête à s’auto-congratuler dans une messe de l’entre-soi (la cérémonie des César ce vendredi 23 février) fêtant pour l’occasion ses deux plus beaux films de l’année (« Anatomie d’une chute » de Justine Triet et « L’été dernier » de Catherine Breillat), cette même « grande famille » se voit chaque jour chahuter par des révélations fracassantes sur l’omerta de son milieu : Benoit Jacquot, Jacques Doillon mis en cause récemment par Judith Godrèche, qui d’un immense courage a enfin pu libérer sa parole. Et il faut s’en réjouir, espérer qu’enfin, le carcan du silence se brise, que les masques tombent, et, vœu probablement pieu, que les César s’empoignent du sujet vendredi soir. En attendant, cette fin février nous réserve de très belles surprises avec la nouvelle merveille de Hong Sang-Soo (« Walk up »), un film noir et son multiverse (« Universal Theory ») et un fascinant documentaire sur une période sombre du Maroc (« La mère de tous les mensonges »).

  • Dépression : WALK UP

Il y a de quoi se perdre avec Hong Sang-Soo, deux à trois films par an à squatter les plus grands festivals, et pourtant, cette filmographie prolifique ne remet jamais en question la qualité, l’intelligence de ses mise en scène et cette capacité surnaturelle à sonder nos âmes, souvent en peine, comme personne. Ici, nous suivons Byungsoo, un cinéaste reconnu qui, après avoir appris l’annulation du tournage de son prochain film, va tomber. Tomber dans cette maladie sourde, silencieuse, absente, cette maladie sans diagnostic clair ni symptômes décisifs, la dépression. Au fur et à mesure d’ellipses temporelles, Byungsoo va plonger dans l’atonie, et avec elle, le regard qui fuit, la solitude qui s’installe, et une forme de honte qui isole. Plus il s’enfonce, plus son corps semble lui s’élever, il gravit étage par étage l’immeuble de Mme Kim la propriétaire : en roi au rez-de-chaussée, il finit en quidam sur la terrasse. Jusqu’à ce que la lumière de l’espoir se matérialise par une apparition divine. Grand film, HSS réussit encore une fois l’exploit de parler d’un sujet si vaste avec si peu.

En résumé : Le génie se niche dans les détails, celui d’avoir inversé l’ascension architecturale de son personnage en parallèle de sa plongée dans les limbes de la dépression. Grand film. 5/5

« Walk Up » de H. Sang-Soo – sortie le 21 février

  • Multiverse : UNIVERSAL THEORY

Un film qui additionne les références peut parfois se fourvoyer, se paumer dans les clins d’œil, et perdre donc sa singularité. Avec « Universal Theory », il y a du Friz Lang, du Murnau, même de l’Orson Welles, du cinéma noir et policier dans années 60 et une vrille dans le fantastique avec cette théorie des multi-mondes. Exploit donc pour Kröger, dont c’est uniquement le second long-métrage, d’avoir réussi à agencer ce pot-pourri démentiel pour en faire un objet cinématographique hors-norme, hors-frontière, qui vient briser le préconçu et construire pas à pas une formidable fable amoureuse, un film de fantôme baigné d’une nostalgie déchirante de grâce. C’est un film sur un génie incompris et sa destinée tragique, condamné à errer dans l’attente d’un retour impossible, celui d’un amour transdimentionnel perdu, un film qui ne peut laisser indifférent venant bousculant les codes du genre, un film du passé qui semble étrangement si moderne.

En résumé : Atmosphère rare et unique, ce film noir qui bascule dans le science-fictionnel est un ovni cinématographique qu’il faut absolument découvrir.  4/5

«Universal Theory» de T. Kröger – sortie le 21 février

  • Omerta : LA MÈRE DE TOUS LES MENSONGES

Il y a d’abord ces figurines façonnées en famille, ces décors miniatures reconstruisant le quartier de son enfance, son père, sa mère, ses oncles. L’énergie semble presque enfantine, bienveillante. Puis un personnage obscur apparaît, la mine fermée, les cernes tombantes sur la dureté d’un visage qui a vécu, et traumatisé. Une dictatrice du quartier, toujours avec sa canne, a épié, parlé, jugé et surtout, interdire : la grand-mère de El Moudir (réalistrice et voix-off du film), pion central du documentaire. A côté d’elle, le terrible passé d’un Maroc dictatorial, nous sommes en 1981, et après une grève pour une farine hors-de-prix, les terribles représailles d’un gouvernement abatant froidement près de 600 personnes, une majorité d’enfants, et cachant l’horreur dans une fosse commune. Ironie du terrible sort, cette fosse qui sera recouverte d’un terrain de football sur lequel jouera le père de El Moudir, se rêvant joueur professionnel, alors que git sous ses crampons sa sœur tuée lors du massacre. La reconstitution par les figurines est une voie facilitatrice des confidences du passé, et permet le parallélisme terrifiant entre le personnel et le collectif, une grand-mère brûlant toutes les photos de sa famille, tirant les rideaux, s’enfermant pour s’aveugler et ignorer la vérité, un gouvernement qui cache, ment, et détourne l’histoire. Une famille, un gouvernement, une dictatrice, une dictature, où comment le destin d’un pays empoisonne un tragique destin familial.

En résumé : Au-delà de son procédé, El Moudir sait saisir avec intelligence l’intime (le monstre représentée par sa grand-mère) dans le réel (les assassinats de Casablanca en 1981) : au final, et malgré la détresse, un documentaire rempli d’humanité.  3.5/5

«La mère de tous les mensonges» de A. El Moudir – sortie le 28 février